Apprendre & Pratiquer le métier d'écrivain

Les préjudices du doute en littérature

Tout le monde doute quand il s’agit d’écrire. Au-delà du doute bien légitime qui nous aiguillonne pour écrire mieux, se cache tout le malaise d’une époque intolérante et des manières insidieuses de nuire à la création littéraire.

Cet article sera un peu particulier dans le sens où je ne vais pas vraiment parler de la littérature en tant que telle ou d’une de ses innombrables composantes. Plus exactement, je ne vais pas l’évoquer dans ce qui la développe, mais dans ce qui en restreint la portée. En raison  notamment des dérives coercitives d’une société qui désirerait guider les plumes des auteurs selon des codes moraux s’apparentant plus souvent à des menaces pour la liberté d’expression qu’à des idées pouvant être sereinement débattues…

« […] je suis exceptionnel – terme démocratique utilisé pour éviter les étiquettes infamantes de doué ou de faible (qui signifient brillant ou attardé), mais dès qu’exceptionnel commencera à avoir quelque signification pour quelqu’un, on le changera. Il semble que la règle soit de n’utiliser une expression que tant qu’elle ne signifie rien pour personne. Exceptionnel s’entend aussi bien pour un extrême que pour l’autre, si bien que j’ai été exceptionnel toute ma vie. »

Des fleurs pour Algernon – Daniel Keyes – Éditions J’ai lu.

Lutter contre le doute

Les cloques de la société

On a tellement écrit sur le phénomène de la page blanche que je ne vais pas la noircir davantage, mais aborder un thème dont la corrélation ne vous échappera pas. Il s’agit d’un empêcheur d’écrire en rond, à savoir le doute habitant un écrivain au moment de s’aventurer sur un terrain délicat. À l’instant d’extraire avec prudence un sujet de l’huile bouillante d’une société vindicative déjà affligée de cloques pleines de hashtags jusqu’à la boursouflure. Peut-être êtes-vous d’ailleurs en proie à ce type d’hésitation en ce moment même ? Si tel est le cas, ou si jamais il se présente un jour, il faudra que vous soyez armé pour vous préserver sans vous renier. Nous allons voir combien le doute peut dénaturer notre écriture et la critique être prompte à le renforcer. Affrontons-les ensemble sans trop se prendre au sérieux, car vous savez qu’avec moi, l’union fait la farce…

L’instrument instinctif

Notre cerveau est un « instrument de musique verbale » qui n’adoucit pas toujours les mœurs. Des sonorités lui étant propres courroucent ceux n’admettant qu’une interprétation unique de la partition sociétale. Une interprétation élaborée à partir de valeurs ne supportant pas la moindre nuance, le plus infime bémol, sans même parler de leur remise en cause. Le cerveau est aussi le seul instrument dont on apprend à se servir instinctivement dès notre naissance. Nous sommes nés dotés d’un solfège littéraire en tête, avec certes des pensées à peine arpégées, mais bien présentes. Il va de soi que nos mots, en fonction de la manière dont ils vibrent en nous depuis l’enfance et de notre façon d’en jouer, conduisent parfois à des pulsions dysharmoniques quand ils se confrontent à ceux des autres.

Là où le doute verrouille le raisonnement

On s’enrichit souvent de nos désaccords, qui nous invitent à examiner d’autres modes de pensée que celui hérité de notre éducation, de nos fréquentations, etc., et de la somme de critères de jugement s’y rattachant. Seulement, quand quelqu’un dont la volonté d’imposer son point de vue prend le pas sur son désir d’échanger, il ne marche pas vers son interlocuteur pour le rejoindre, mais pour l’écraser. Et instiller en lui un doute ne prenant pas sa source à la pertinence de ses idées, mais à la peur qu’elles suscitent chez son contradicteur par la conviction aveugle les animant. C’est là que le doute devient un verrou pour notre raisonnement et que notre écriture cesse d’être un moyen d’évasion.

Quand l’art nous expose au doute

L’époque hausse le sourcil en voyant l’illusion briller

Des romans, des nouvelles, des éditoriaux, des dossiers ou des articles font ainsi s’écharper les bretteurs littéraires, comme des tableaux peuvent choquer jusqu’à les diviser les adeptes de la palette, l’un des exemples le plus souvent cité étant L’origine du monde, de Gustave Courbet. Question d’époque. Et je dois dire que nous en vivons une des moins apaisées s’agissant de sur-réagir à l’audace d’un pinceau impudique ou au culot d’une plume ne mâchant pas son encre. Vous l’aurez compris, je ne fais pas allusion aux gentillettes escarmouches salonnardes ou aux duels de haussements de sourcils d’Académiciens en désaccord sur un accord. Non, j’évoque ici ceux ternissant avec hargne les idées des autres pour entretenir l’illusion que les leurs brillent.

Ce que le commentaire réclame de courage

Raconter des histoires, c’est tirer de notre vie quelques vérités, des découvertes, beaucoup d’interrogations, s’autoriser une ou deux certitudes, et se débrouiller avec ça pour composer quelque chose d’inventif tenant compte de l’évolution du monde afin d’en livrer notre vision. Voire d’en commenter les changements. Du moins, quand le courage de livrer cette vision ou de commenter ces changements ne nous manque pas. J’imagine certains d’entre vous sourire en me lisant : du courage pour dépeindre une vision, apporter un commentaire aux changements, ben voyons… Eh bien si, pourtant, aligner des mots en nécessite parfois  autant qu’accomplir des activités jugées plus périlleuses…

Maquiller le coquard du marteau

Pourquoi ? Parce qu’on s’expose, à travers notre art. Pas simplement en soumettant au lecteur notre style ou notre habileté à construire des intrigues, mais en lui livrant un accès direct à la personne que nous sommes. Aux choses contre lesquelles on s’élève comme celles auxquelles on adhère, toute revêtues du vernis de la fiction qu’elles soient. Car bien sûr, on s’arrange pour que le fard de la rhétorique nous présente sous un jour favorable, mais nos idées, aussi maquillées soient-elles, sont en vitrine à la vue de toutes et tous. À portée de ce puissant projecteur qu’est le jugement d’autrui braqué en permanence sur la moindre ligne. Exposées à la condamnation immédiate, à l’heure où le marteau des réseaux sociaux tape plus fort encore que celui d’un magistrat rendant sa sentence.

La violence du doute

Le visage de la haine dans un miroir déformant

Pourtant, tout le monde ou presque s’indigne, qu’une phrase soit maladroitement formulée par quelqu’un ne maîtrisant pas précisément les mécanismes de la pensée, ou soit tout bêtement sortie de son contexte, valent à son auteur un tombereau d’insultes. Dans le meilleur des cas. Ce n’est pas pour autant que ce phénomène de détestation numérique, d’emballement – d’enragement ? – médiatique et autres désagréments verbaux s’enrayent, au contraire. Et consciemment ou pas, des craintes naissent de ces virulences tant irréfléchies que disproportionnées. Mais comment tendre un miroir déformant à la haine ?

De l’hélium à la bouffée d’oxygène

Le problème est que cela amène de façon insidieuse des auteurs qui jusqu’alors n’avaient pas ce souci à l’esprit de modifier même imperceptiblement le fond de leur discours. Il y a une différence immense entre écrire en réfléchissant à la meilleure manière d’exprimer une opinion et la parer d’un tel luxe de précautions qu’elle perd son essence dans des évitements consensuels. Ce glissement vers une neutralité prudente repose en grande partie sur le doute induit par la crainte d’une mauvaise interprétation de notre propos. Je ne parle même pas des sujets dont on peut être sûr à tous coups qu’ils constituent de l’hélium à polémique… Retenez néanmoins qu’être soi-même sera toujours une bouffée d’oxygène.

La puissance de la stigmatisation, ou le doute sur les petits hommes verts

Une simple histoire sans autre prétention que divertir peut donner lieu à des réactions éruptives car soulevant un point que des indignés professionnels voudraient ne voir évoqué que dans le sens recueillant leur assentiment. Voire qu’il ne soit pas abordé du tout, car ne l’étant pas par une personne jugée apte à en parler avec pertinence, puisque n’étant pas concernée au premier chef. En raisonnant par l’absurde, on pourrait se demander comment les auteurs de science-fiction ont l’outrecuidance de nous parler de civilisations extraterrestres, n’en étant pas eux-mêmes ? Je tressaille rien qu’à l’idée où la première plainte intergalactique s’abattra comme une météorite sur un pauvre écrivain de SF qui ne pensait pas à mal : « Nous ne sommes pas de petits hommes verts ! » Ou : « Nous ne sommes pas de petits hommes verts ! » Qu’importe ce sur quoi l’impression d’être stigmatisé porte, vous saisissez l’idée : on en est arrivé à ne plus  parler d’une chose parce qu’on la connaît insuffisamment, quand avant on parlait d’une chose parce qu’on voulait la connaître suffisamment.

Ça, on ne pourrait plus le dire ! Ah bon ?

Quand Ça fait dodo (les amateurs de Stephen King apprécieront cet intertitre)

Une expression a prodigieusement le don de m’agacer par la forme de fatalisme à la fois convenu et hypocrite qu’elle renferme : « Aujourd’hui, ça, on ne pourrait plus le dire ou le montrer. » Et d’entendre chacun, partout où l’on repasse des extraits d’anciennes émissions radiophoniques ou télévisuelles – relayant bizarrement ce ça qu’on ne peut plus dire ni montrer –, entonner la même rengaine. Même agonisant, le lointain son de clochettes de ce ça pestiféré suscite l’émoi, quand ce n’est pas l’effroi. Ce ça est, à l’instar du dodo, une espèce disparue qu’à la différence de cet oiseau inapte au vol personne ne voudrait tirer de son sommeil. D’ailleurs, essayez d’aller réveiller un dodo, vous. Cette idée qu’un sujet soit définitivement  exclu d’un débat de société parce qu’il a autrefois été traité selon des méthodes condamnables se conçoit difficilement, en ce qui me concerne.

Prendre du recul par rapport au politiquement correct

Comprenons-nous bien : je ne suis pas le dernier à rejeter en bloc des discours nauséabonds qu’on a un temps laissés se répandre soit parce qu’une imbécilité rigolarde empêchait d’en mesurer les motifs véritables, soit car on considérait ces derniers fondés, et donc acceptables. Ce qui, à présent que notre pensée se développe dans une période où l’accès à l’information autorise davantage de discernement  – pour qui veut s’en donner la peine et faire montre d’impartialité dans sa volonté de se renseigner – ne devrait plus avoir lieu d’être. Dans un monde idéal, s’entend. Ce ça qu’on ne pourrait prétendument plus dire, on devrait pourtant pouvoir l’exprimer en imposant une cure d’amaigrissement au rire gras d’alors par l’intelligence et la réflexion. Ce que, heureusement, nombreux tentent encore d’accomplir en essayant de faire la part des choses. Et de les expliquer autrement que ceux s’agrippant opiniâtrement à la cancel culture (le durcissement étasunien de notre politiquement correct) en s’accordant l’éloignement nécessaire pour en relever les apports tout en ne concédant pas un millimètre de recul pour en considérer les travers.

La réponse à la question

C’est pourquoi ça me gêne, lorsqu’un écrivain s’empare d’un sujet réputé épineux pour avoir engendré jadis les pires dérives, que sa démarche suscite aussitôt des réactions hystériques. Sans, bien sûr, le contextualiser, essayant plutôt de l’associer étroitement à l’époque actuelle en oubliant – que ces gens sont distraits ! – l’accélération de  la reconnaissance de tout ce que le mot minorité regroupe et les virevoltes de l’Histoire pour mieux biaiser le débat. On remarquera mon élégance d’avoir incorporer un « i » au dernier verbe employé. Une fois notre téméraire écrivain ayant étudié tous les aspects du sujet en question avec la rigueur, le détachement et l’honnêteté intellectuelle nécessaires à établir les conclusions qu’il lui inspire, quel processus intellectuel sensé lui interdirait-il d’en faire part à qui veut bien le lire de façon dépassionnée ? Je préfère un auteur qui se pose une question avec son lecteur plutôt qu’il y réponde à sa place. J’ai conscience que cet article tient plus du coup de gueule que du partage d’expériences et de savoir-faire habituels, mais quelquefois, c’est salutaire, non ? Et en plus, mercredi soir dernier, le PSG a perdu. Alors franchement, pensiez-vous vraiment que  j’allais être de bonne humeur ?

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 » J’aime les gens qui doutent
Les gens qui trop écoutent
Leur cœur se balancer
J’aime les gens qui disent
Et qui se contredisent
Et sans se dénoncer « 

Voir L'interview J’aime les gens qui doutent d’Anne Sylvestre