Apprendre & Pratiquer le métier d'écrivain

Dominique Beck – Stage questions de style (mai 2016)

Texte présenté au terme du stage

Rencontre belge

Quand il avait embauché ces deux tueurs à gages, Westley aurait pu se douter qu’ils n’étaient pas vraiment fiables. Passe encore pour Paulo, mais il n’aurait jamais dû mêler ce bras cassé de Rocco à l’exécution du dealer Al Peppone.
Westley en était là de ses réflexions quand il croisa, sortant d’un bouge de la capitale britannique, un gaillard qui ressemblait à s’y méprendre à Al Peppone. L’ombre se hâta de disparaître dans la nuit visqueuse d’une ruelle baignée de fog, et elle n’avait pas l’air très morte.
Westley s’appuya contre le mur crasseux, là où tous les saoulards du quartier avaient ouvert leur braguette. L’odeur lui rappela que son costume trois pièces ivoire et ses souliers beurre frais risquaient de pâtir du contact avec l’endroit et il se décolla en vitesse de la paroi pisseuse pour entrer dans l’estaminet.
Le barman leva les yeux des verres qu’il essuyait au ralenti derrière son comptoir, et les ramena sur son évier.
« Salut » dit Westley.
– Salut, marmonna le barman.
– Sale brouillard ce soir.
– On peut dire ça, ouais. »
Westley se mit à pianoter des ongles sur le zinc.
« Dis donc, je voulais te demander un truc.
– …
–  Il m’a semblé voir Al Peppone qui tournait la ruelle. »
L’autre le regarda d’un seul œil, gardant plissé le deuxième qui pleurait d’une vieille cataracte, encore aggravée par le mégot qui lui pendait à la commissure des lèvres.
« Possible.
– Tu sais pas où il allait ?
– Où il voulait, qu’il allait. Pourquoi ? Tu voulais le voir ? »
Westley se sentit pâlir. Il ne pouvait décemment pas avouer au tenancier qu’il avait embauché Paulo et Rocco pour éliminer Al Peppone, que ces deux andouilles en avaient refroidi un autre, que le résultat des courses était qu’Al Peppone devait toujours avoir l’argent de la drogue dans ses poches, que lui, Westley, était maintenant dans un pétrin pas possible, et qu’en plus il ne savait pas comment rembourser le caïd de la Camora qui attendait son oseille.
Un soupçon lui traversa l’esprit et le fit suer à grosses gouttes sous la gomina. Il resserra machinalement le nœud de sa cravate en soie, réfléchissant à toute allure. Il était bien possible que Paulo et Rocco l’aient, le fric. Il fallait les retrouver au plus vite. Au besoin, en allant à Bruges.
Il se précipita sur le premier téléphone venu, qui sonna longtemps dans l’hôtel Continental de Bruges. Paulo répondit.
«  Allo ? »
C’était la voix pas tranquille du type qui n’a pas une folle envie de parler.
« C’est toi, Paulo ? »
Paulo, comme d’habitude, en faisait trop quand il sentait venir les ennuis.
« Évidemment que c’est moi. Qui ça pourrait être d’autre ?
– C’est moi, Westley.
– Ah ! »
Le silence s’installa. Westley reprit.
« Dis donc, il m’arrive un drôle de truc.
– …
– Figure toi que je viens de croiser Al Peppone dans Londres. Il n’est pas mort du tout. Et il n’avait pas l’air d’avoir envie de me voir.
– …
– C’est quoi ce bordel ? C’est bien lui que Rocco et toi devaient refroidir pour lui piquer son fric ? »
La voix de Paulo bredouilla au bout du fil.
« Oui, mais c’est Rocco qui…
– C’est Rocco qui quoi ?
– Qui l’a flingué et lui a pris le fric.
– Tu te fous de moi ? Et d’abord, il est où, Rocco ?
– Sûrement pas loin. Je vais lui demander. »
La voix de Westley monta au bout du fil.
« Alors, tu le trouves, le Rocco. Et le fric avec. Et après, le Rocco, terminé. Sidi comprendo ? »
Paulo s’installa sur une banquette dans un renfoncement du hall de l’hôtel, se demandant où était passé Rocco. Qu’est-ce qui avait pu passer par la tête de cet abruti ? Il était bien capable d’avoir mis les bouts et de se tirer sous les cocotiers avec l’oseille.
Pendant ce temps, Rocco se dirigeait discrètement vers la sortie de l’hôtel. Il ne put s’empêcher de vérifier, pour la énième fois, le pli de son pantalon, avant de sortir dans la rue.
Il n’avait oublié qu’une chose. A Bruges, il pleuvait depuis six mois, et les chiens des rombières installées au Continental, avec leurs crottes, avaient transformé le trottoir en piste aussi glissante qu’une patinoire. Ce qui devait arriver arriva. Rocco dérapa sur un étron et se fit cueillir par la première auto qui passa, sous les yeux ébahis du voiturier. Un mouvement de foule se produisit, suivi de la sirène des pompiers. Paulo découvrit alors le corps de Rocco aplati sur le bitume.
Westley s’était décidé à venir à Bruges. C’est Paulo qu’il aperçut d’abord dans le hall, interdit de le voir, se demandant ce qu’il allait bien pouvoir lui raconter maintenant. Westley le cramponna par le col en vociférant.
« Alors, il est où, le Rocco ? »
Paulo préféra se réfugier dans sa chambre, la 144, Westley sur ses talons. Personne ne sait ce qui s’y est alors passé. La porte et la fenêtre de la chambre restèrent ouvertes. Seuls les rideaux de la croisée, pris dans un courant d’air, pouvaient laisser penser qu’il y avait eu bagarre.
On aperçut deux hommes qui s’écrasèrent sur le trottoir, depuis le quatorzième étage. C’était l’heure où madame Heineken sortait son chihuahua pour qu’il soulage sa vessie devant l’hôtel. Ni le chien, ni les deux hommes, n’ont survécu à cette rencontre vertigineuse.


Texte revu après stage

Rencontre belge

Version courte (eh oui, c’est mon péché mignon)

Quand il avait embauché ces deux tueurs à gages, Westley aurait pu se douter qu’ils n’étaient pas vraiment fiables.
Passe encore pour Paulo, mais jamais Rocco n’aurait dû être de la partie.
Westley en était là de ses réflexions, quand il croisa, sortant d’un bouge de la capitale britannique, un gaillard qui ressemblait à s’y méprendre à Al Peppone, celui qui aurait dû être éliminé.
L ‘ombre se hâta de disparaître dans la nuit visqueuse d’une ruelle baignée de fog. Elle n’avait pas l’air très morte.
Ce qui déclencha l’inquiétude de Westley et l’amena à téléphoner à Bruges.
A Bruges, les événements avaient pris une autre tournure. Rocco était mort bêtement en glissant sur une crotte de chien. Paulo et Westley, on pense qu’ils ont réglé leurs comptes. Évidemment, le sort du chihuahua de madame Heinekein, écrasé dans la chute des deux hommes, aurait pu être évité