Apprendre & Pratiquer le métier d'écrivain

L’art de la narration

La narratologie n’est pas, et de loin, la chose la plus aisée à maîtriser quand on s’attaque à un texte. Pourtant, bon nombre d’auteurs en herbe pensent que cela va de soi. Qu’il suffit d’avoir une bonne histoire en tête pour que, d’une certaine façon, elle se raconte d’elle-même. Selon ma longue expérience de lecteur-correcteur – j’en parlais encore il y a quelques années avec Mathusalem – la narration est loin d’être aussi simple qu’on pourrait le croire…

De Picasso aux Beatles

Le cubisme littéraire

Quand, au sein de l’Esprit livre, il me revenait d’examiner des textes de personnes qui débutaient dans l’écriture, je m’arrachais parfois les cheveux (je vous rassure, il m’en reste) en étant confronté à une narration bordélique. Désolé pour ce terme un rien trivial, mais aucun autre adjectif ne me vient en tête pour désigner ce qui s’apparentait à un chaos littéraire. Ça me rappelait les fois où j’essayais de monter un meuble d’une marque suédoise bien connue, vissant des étagères en dépit du bon sens pour me retrouver au final devant un truc en bois que n’aurait pas désavoué le Picasso de la période cubiste.

Hey Jude

Expliquer aux auteurs en herbe que leur texte part dans tous les sens sans arriver nulle part peut présenter des difficultés. Je ne parle pas de celles ou ceux n’admettant tout bonnement pas l’idée que leur façon « d’organiser » leur récit peut en ruiner pour partie son potentiel. Pour ces obstinés campant sur leurs positions, j’aurais parfois aimé avoir à portée de main une médaille de saint Jude, le patron des causes désespérées. Au lieu de quoi, je m’armais de la patience qui me caractérise (euh…) pour leur expliquer en long et en large pourquoi leur histoire allait de travers. Oui, à ma façon, je suis un saint homme.

La décortication du dysfonctionnement

Je fais en l’occurrence plutôt allusion à qui, désireux de progresser, ne perçoit pas toujours ce qui cloche dans sa manière d’aborder une histoire et, sans qu’il s’en offusque lorsqu’on le lui fait remarquer, peut néanmoins, inconsciemment, se fermer à tout conseil. Dans la majorité des cas, ce n’est pas de l’orgueil mal placé, mais un blocage ne disant pas son nom. Aussi doit-on décortiquer chaque passage où la narration dysfonctionne afin de faire évoluer le récit vers plus de clarté. Ah mince, je suis en train de vous expliquer comment je m’y prenais du temps où j’étais à la fois correcteur d’édition et infirmier des paragraphes à l’occasion, afin que le travail soit bien soigné. Quittons ce hors-sujet pour nous rendre jusqu’au paragraphe suivant.

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Les voies de l’écrivain sont-elles impénétrables ?

Le classique et l’ordinaire

Alors, comment « bien narrer » ? S’il n’y avait qu’une manière de procéder, ça se saurait, et cet article n’aurait pour ainsi dire pas lieu d’être. Seulement, l’art de la narration diverge (il dit quoi ?) selon les écrivains. Bien sûr, on retrouve souvent des structures « classiques », une façon « ordinaire » de relater des événements, de dépeindre des personnages, de décrire des actions pour amener son lecteur jusqu’à la fin de son roman ou de sa nouvelle. En évoquant le côté classique ou ordinaire de la narration, comprenez bien que ça ne signifie aucunement que l’histoire en découlant le sera.

Caracoler à partir de la base

Je l’évoque donc comme une base solide permettant de mener son projet littéraire à bien en se compliquant le moins possible les choses : introduction du personnage principal puis de ceux destinés à graviter autour de lui dans le but de créer un ou plusieurs conflits, la résolution de ces derniers, les complications venant contrecarrer les desseins du héros ou de l’héroïne (même s’il ne s’agit pas d’une histoire de dealers), les descriptions (dont Amélie Nothomb, par exemple, se dispense généralement avec panache) et une fois tous ces éléments de base déployés presque mécaniquement – dans le sens de rouages bien huilés –, il « suffit » de caracoler vers l’issue du récit en concoctant un dernier paragraphe, voire l’ultime phrase frappant l’esprit du lecteur.

Sortie de route

Bien. À présent que cette route toute tracée a été sommairement résumée, voyons un peu par le prisme de quelques auteurs comment sortir avec talent de ces sentiers battus. Je convoque en premier à la barre l’un de ces écrivains coupables de jeter son GPS par la vitre de la voiture afin de changer au dernier moment d’itinéraire alors qu’on pensait être parvenu à destination ; monsieur Philip Roth, si vous voulez bien descendre du nuage de lettres dans lequel vous vous êtes, hélas, blotti il y a quelque temps… Merci, c’est bien aimable à vous. Et si nous parlions de ce prodigieux roman qu’est La contrevie ?

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Les constructions ahurissantes

Le puzzle des personnages

Dans cet étrange bouquin – mais quel livre de Roth ne l’est pas, en fait ? – ce roublard confronte son héros à différents miroirs, tous plus ou moins fêlés et lui renvoyant des images dont on ne sait quel degré de tromperie elles recèlent. Il nous ment et se ment à lui-même dans une quête de vérité des plus sincères. Tourneboulant ? Certainement ! Cette mise en abyme incessante aborde des thèmes profonds traités avec légèreté, à moins que ce ne soit l’inverse ? La virtuosité de Roth fait qu’on n’est jamais vraiment sûr de l’identité des personnages par rapport au narrateur sans qu’à aucun moment on ne perde le fil de l’histoire, puzzle dont les pièces paraissent interchangeables et qui pourtant ont chacune un emplacement précis.

Faire douter son lecteur

Inutile d’essayer d’en condenser l’intrigue en quelques lignes – en tout cas, je ne m’y hasarderai pas –, mais ce qu’on peut en dire est qu’elle bénéficie d’une construction narrative élaborée pour faire douter le lecteur sans jamais qu’il soit mis en marge de l’histoire. Tout en le laissant ahuri. Rares sont les écrivains de la trempe de Roth capables d’accomplir une telle prouesse sans s’emmêler les stylos. Réussir à faire de ses obsessions personnelles des thèmes nous concernant tous à divers degrés n’est en effet pas à la portée de chacun. Pour substituer à un terme à la mode parce qu’il fait chic, anglicisme oblige (je n’ai pas fini de vous dire tout le mal que je pense de ça), Contrevie est un véritable cours de maître en matière de narratologie. Eh bé, ne restez pas là les bras ballants, courez l’acheter, voyons !

Du lourd dans la valise

Dans le genre roué et admirable de maîtrise, 4321, de Paul Auster, se pose également là. Certes, vous ne voyagerez pas léger si vous le calez dans votre valise pour votre prochain séjour aux Maldives (ou à Tourcoing, c’est vous qui voyez), car l’objet pèse tranquillement ses mille pages, mais là encore, on a droit à une narration étourdissante. Sans rien divulgâcher, sachez que différents scénarios s’enchevêtrent et se nourrissent l’un de l’autre dans l’étude des possibles qu’offre cette histoire. Il y a une certaine similarité avec La contrevie dans la torsion de la narration, et dans la volonté de construire cet édifice de papier en s’appuyant sur une architecture littéraire inédite à ma connaissance. Un incontournable pour qui souhaite appréhender les dimensions titanesques de ce tour de force.

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On en reparle Après

Mystère et coup de théâtre

Nous voilà parvenus à la conclusion de cet article, aussi vais-je vous souhaiter une bonne fin de semaine. Ah non. Attendez un peu, vous pensiez vraiment que dans le cadre de la narration j’allais faire l’impasse sur le dernier Stephen King, dont le titre est Après ? Hum ? Hors de question, évidemment ! Eh bien, qu’a-t-il de si remarquable par rapport au sujet qui nous occupe ? Rien. Enfin, je veux dire, rien de plus que ce à quoi ce conteur hors pair nous a habitués. C’est-à-dire une narration d’une fluidité exemplaire, avec en prime une de ses spécialités dont il a le secret : appâter son lecteur avec une phrase entretenant un mystère qui trouve sa résolution dans un coup de théâtre final.

Les cendres de la narration

Ç’a l’air simple, dit ainsi. Mais la préparation que cela demande nécessite beaucoup de métier. Et d’efforts d’anticipation. Demandez à un pêcheur chevronné s’il suffit de lancer un asticot dans l’eau pour que le poisson le plus rusé de la rivière morde à l’hameçon… Bref, vous avez beaucoup de lecture sur le feu afin de vous forger votre propre avis. Enfin, quand je dis sur le feu, ne faites surtout pas comme Guy Montag, le pompier pyromane de Fahrenheit 451 (je ne pense pas qu’il me faille vous présenter le légendaire Ray Bradbury, n’est-ce-pas ?), sans quoi, de votre narration, il ne resterait que des cendres…

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