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Le langage et ses subtilités

Moyen de communication par excellence, le langage nous permet d’échanger, de créer, de faire rêver, d’apprendre. Une fois qu’on y est initié.

Dans l’introduction de son livre Le langage, Pascal Ludwig dit que « Grâce aux mots, nous pouvons décrire la réalité, la modifier, ou même l’embellir. Nous pouvons tout aussi bien parler d’objets absents, fictifs, ou même impossibles. » Rien n’est plus vrai. Et, citant Thomas Hobbes : « L’usage général de la parole est de transformer notre discours mental en discours verbal, et l’enchaînement de nos pensées en un enchaînement de mots. » Eh oui, mais tout n’a pas été simple avant que se fassent jour dans les esprits ce que nous considérons aujourd’hui comme des évidences… Dans cet article, je vous propose d’effectuer un petit bout de chemin aux côtés de ceux considérant le langage comme une des choses les plus importantes au monde. Et ça aussi, c’est on ne peut plus vrai…

La remise en cause du béhaviorisme par Chomsky (ça n’a pas l’air de rigoler, dites donc !)

L’incompréhension du béhaviorisme

Noam Chomsky a dépoussiéré le béhaviorisme (de « behavior », signifiant « comportement ») de ses certitudes en lui opposant une nouvelle façon de considérer le langage avec ce qui paraîtra probablement évident au plus grand nombre aujourd’hui : la compréhension d’une phrase n’est pas subordonnée au fait que nous l’ayons déjà entendue. Pourtant, à en croire les béhavioristes les plus acharnés, ceux de la première heure, une telle assertion traduisait au mieux un goût pour les élucubrations, au pire un dangereux dévoiement d’un système de pensée qui devrait s’imposer à tous. En effet, le béhaviorisme suggérait le contraire, pour ne pas dire qu’il l’affirmait : la compréhension n’était pas possible hors d’un modèle de phrase connue associant certains types de stimuli à certains types de réponses, et pas moyen de s’écarter de ces schémas inamovibles.

La création sans Pavlov

Cette approche figée excluait donc d’autres réponses que celles « prévues » par de curieux automatismes supposés idoines. Sous-entendu, à l’inverse de ce que Chomsky a démontré par la suite, que notre capacité linguistique ne pouvait être créative. Si quelqu’un disait A, vous pensiez mécaniquement B, et n’allez surtout pas imaginer la possibilité d’un C. Quant à l’existence d’un D, n’y pensez même pas, insensé que vous êtes ! Bref, heureusement que Chomsky a mis bon ordre dans une vision un rien pavlovienne du comportement linguistique. Je salive d’effroi à l’idée qu’il n’ait pas eu en son temps l’envie de se préoccuper de ça.

Les mauvais comportements

En quoi les différends de Chomsky avec les partisans du béhaviorisme radical prôné par Burrhus Skinner nous intéressent-ils ? Pour circonscrire le plus possible ma réponse au sujet de cet article, je vais simplement mentionner l’opinion de Skinner selon laquelle « tout est du comportement » y compris les événements mentaux tels que la conscience et l’introspection. Que ledit comportement engloberait ces événements pour mieux les vider de leurs spécificités propres, leur impact sur la créativité n’étant pas le moindre. Comme le pointe Chomsky pour mieux prouver l’inverse dans son ouvrage La linguistique cartésienne, cela signifierait « qu’on peut représenter la connaissance qu’a une personne du langage comme une réserve de modèles appris par une constante répétition en un minutieux entraînement, l’innovation n’y étant tout au plus qu’un problème d’ ‘‘analogie’’ ». Fichtre, on n’est pas très loin d’une modélisation de l’inspiration, dites-moi ! Merci encore d’avoir rectifié le tir, cher Chomsky. Répétez ces deux derniers mots dix fois très vite, c’est rigolo.

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Le langage de la pensée (où l’on continue à se prendre au sérieux)

La créativité hors du ghetto

Si Chomsky a œuvré pour rattacher le langage à la pensée, deux « outils » que le béhaviorisme voulait pour une part dissocier, l’apport du cognitivisme a renforcé ses thèses en intégrant les représentations mentales au processus de cette même pensée. Avec l’hypothèse d’un langage de la pensée notamment défendue par Jerry Fodor, la créativité de notre capacité linguistique ne se heurte plus désormais à une ghettoïsation idéologique. Alors, vive le cognitivisme ? Bien sûr. Mais voyons au juste ce qu’est cette drôle de bestiole ayant vu le jour dans les derniers soubresauts d’un béhaviorisme radical à bout de souffle…

Le mentalais

Les sciences cognitives ont, dès les années soixante-dix, été stimulées par le parallélisme effectué avec l’informatique alors en plein essor. L’étude du fonctionnement de ce nouveau système a permis d’établir des similitudes de fonctionnement au niveau d’un langage formel défini par l’ensemble de lettres et de symboles constituant l’alphabet dudit langage. Fodor fut un des animateurs de premier plan des débats portant sur le caractère symbolique de la pensée. Il remettait ainsi au goût du jour, en la modernisant, la lingua mentis (ou mentalais) une hypothèse issue du Moyen Âge admettant que les représentations mentales possèdent une structure linguistique. Comme l’explique Pascal Ludwig en s’appuyant sur les travaux de Fodor : « De la même façon que les ordinateurs possèdent leur langage interne, le langage-machine, nos cerveaux posséderaient donc un code propre, le mentalais. »

Signification des mots,  intentionnalité de la pensée

Plus généralement, une question se pose à propos de la priorité entre le langage et la pensée : lequel des deux mène la danse ? Nous allons chaleureusement féliciter Paul Grice, un célèbre philosophe du langage, de s’être penché avec acuité sur la question dans un article de 1957 qui fit date, et Pascal Ludwig, toujours lui, d’avoir synthétisé sa démonstration. Grice affirme la supériorité de la pensée sur le langage, car « Si on peut dire des mots qu’ils veulent dire quelque chose, on peut aussi le dire des locuteurs. Aussi peut-on parler d’une signification du locuteur, à côté de la signification conventionnelle des expressions linguistiques », résume Ludwig. Autrement dit, le sens des mots qu’on prononce doit-il être considéré en tenant compte de l’intention qui nous pousse à les utiliser. L’exemple lumineux du paragraphe débutant la partie suivante va éclairer ce concept de l’intentionnalité de la pensée, et par-là l’antériorité de celle-ci sur le langage. Oui, rien que ça.

Signification, intentionnalité et antériorité (où ça ne semble pas s’orienter vers une franche marrade)

Ouvrir la fenêtre à la signification

Pierre est près d’une fenêtre ouverte, Paul à l’autre bout de la pièce. Ce dernier s’exclame : « Il fait froid ! ».

Je reste ébaubi du caractère édifiant de cet exemple, pas vous ? Hum ? Il faudrait en expliciter la portée ? Je me doutais bien ne pas m’en tirer à si bon compte. Bien, rouvrons cette fenêtre afin de provoquer un courant d’air susceptible de rafraîchir nos cellules grises en surchauffe. Monsieur Ludwig, c’est à vous : « Pom pom pom pom ! ♪♫ ». Pardon, je me suis trompé de Ludwig, on recommence avec le bon, cette fois : « La signification conventionnelle de cette expression linguistique (« Il fait froid ! » NDLR) n’apprend certainement rien à Pierre, qui possède cette information aussi bien que Paul. Il est donc probable qu’en énonçant, Paul […] désire indiquer à Pierre qu’il souhaiterait que celui-ci ferme la fenêtre. » Ah ben voilà, c’est plus clair. Et comme il m’arrive de faire les choses bien, on va glisser dès le prochain paragraphe de la clarté à la limpidité.

Les froides ambiguïtés

L’intentionnalité du locuteur contenue dans l’énoncé « Il fait froid ! » provient des « ambiguïtés syntaxiques et lexicales » mises à sa disposition. Il emploie sciemment un mot plutôt qu’un autre dans le but avoué d’aller au-delà de la signification conventionnelle des phrases. D’où la théorie de Grice à propos de l’antériorité de la pensée sur le langage. Selon lui, en reprenant l’exemple, cette antériorité repose ainsi sur le fait que le mot « froid », dans le cas où la fenêtre est ouverte, est utilisé à dessein sachant que ce contexte précis entraînera la croyance chez l’auditeur – croyance participant de sa compréhension – que la fenêtre doit être refermée.

On ferme !

Notons pour en finir sur ce point-là que le locuteur aurait pu simplement signaler que la fenêtre était ouverte sans sous-entendre par l’utilisation consciente de « froid » que cela entraînait un désagrément auquel il fallait immédiatement remédier. Il y a donc bien une volonté (l’intentionnalité) de sa part de penser précisément à ce qu’il va dire, de le connoter avant de le formuler par le langage. Vous y repenserez la prochaine fois que vous ouvrirez une fenêtre, n’est-ce pas ? Avec un peu de chance, le vent qui s’y engouffrera permettra que claque la porte de la fin de cet article, et à votre humble serviteur de s’esbigner dans le fracas d’un chambranle qu’on ébranle. Inutile de chercher une contrepèterie douteuse, il n’y en a pas. Et surveillez votre langage, je vous prie. Non mais.