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Paragraphes et chapitres : s’inspirer de vos lectures pour progresser

Lire de bons romans vous montre comment construire vos paragraphes et vos chapitres à condition bien sûr de savoir tirer un bénéfice de ses lectures. A travers des exemples concrets, cet article analyse les savoir-faire Haruki Murakami, John Fante, Stephen King, John Grisham.

Seconde partie : Comment retirer un bénéfice de ses lectures : un paragraphe, un chapitre

On apprend beaucoup de choses en étudiant la manière dont sont conçus les paragraphes d’auteurs dont on dit qu’on ne peut s’empêcher de tourner les pages de leurs romans, ces fameux page-turners. Si nombre de ces livres « addictifs » privilégient trop souvent l’efficacité au détriment de la qualité littéraire, on trouve heureusement quantité d’ouvrages réunissant ces deux atouts attractifs. De même, le rôle des chapitres – la façon dont ils sont agencés –, est tout sauf innocent. Nous allons donc voir comment paragraphe et chapitre traduisent l’emprise qu’un écrivain a sur son texte…

Le bénéfice d’un paragraphe

Forgeurs de narration, oxygène du lecteur

On a vu précédemment l’importance du mot et de la phrase. Nous allons prendre du galon en abordant le paragraphe et le chapitre, qui tous deux régissent l’intrigue et ses développements en forgeant la narration. Ces blocs  – de mots et de phrases –  sont les étapes d’un texte grâce auxquelles le lecteur prend ses repères. C’est aussi ce qui lui donne une respiration intellectuelle et lui permet de rythmer sa lecture, de la gérer pourrait-on dire. Combien de fois vous êtes-vous dit : « Allez, je finis de lire ce paragraphe (ou ce chapitre) et je reprendrai ce roman plus tard. » ? Et combien de fois avez-vous été tenté de tourner quelques pages afin de savoir combien il en restait jusqu’au chapitre suivant, pour vous décider à poursuivre ou pas ?

Un marathon ne s’achève pas au milieu du gué

C’est un peu comme si le lecteur avait entrepris un marathon et souhaitait adapter sa foulée à la façon dont les organisateurs avaient disposé les stands de ravitaillement sur le parcours. Voyons comment ces organisateurs/auteurs nous aident à doser notre effort de lecture, pour nous en inspirer dans nos propres écrits. Notons que même lorsqu’on prend beaucoup de plaisir à dévorer une histoire, il arrive que la fatigue intellectuelle l’emporte et qu’il nous faille effectuer une pause afin de continuer à en profiter au maximum. Bien sûr, on peut très bien s’arrêter en cours de paragraphe – voire de phrase –, mais l’élan ne sera pas le même lorsqu’on se replongera dans l’histoire. Vous l’avez sûrement remarqué, si on s’est arrêté au milieu du gué, on relit le paragraphe en entier pour se remettre l’intrigue en tête.

Quand la rock star a mauvaise mine

« La femme qui mourut en décembre était la plus jeune. Elle avait vingt-quatre ans. Vingt-quatre ans, l’âge où meurt une révolutionnaire ou une rock star. Une nuit froide et pluvieuse, juste avant Noël, elle fut écrasée dans l’espace tragique (et pourtant parfaitement banal) compris entre un camion qui livrait de la bière et un poteau téléphonique en béton. »

Ce paragraphe est tiré de La tragédie de la mine de New York, qu’on doit à Murakami (1). Il fait écho à un paragraphe écrit un peu avant dans cette nouvelle, trois fois plus long et débutant ainsi : « Qu’un poète meure à vingt et un ans, qu’un révolutionnaire ou une rock star disparaissent à vingt-quatre, passe encore. Mais pour vous, une fois ce cap franchi, selon les pronostics les moins optimistes, tout devrait bien se dérouler. » Je tenais à souligner le fait qu’un paragraphe est à même de tirer parti de la substance d’un autre en en modifiant l’idée principale de façon condensée. Pour l’anecdote, je dois vous avouer n’avoir absolument rien compris à la fin de cette nouvelle, outre que c’est le seul rapport qu’elle entretient avec le titre !

Les tours de passe-passe du paragraphe

Là où le paragraphe passe, l’héroïne trépasse

J’avais écrit ceci dans la première partie de cet article, publié le 06/06/2020 : « […] une seule phrase doit suffire à enfoncer une vision, qu’importe ce dont on disserte. Dites les choses en une fois – en une phrase –, mais dites-les en en étant convaincu, et vous obtiendrez l’attention de votre lecteur. »

Contrairement à la phrase, plusieurs paragraphes peuvent traiter du même sujet, comme on vient de le voir avec l’extrait de Murakami, pourvu qu’ils rebondissent dessus, le prolongent, mais surtout pas en se contentant d’exprimer différemment la même chose. Dans cet extrait, Murakami affirme l’inverse de ce qu’il a déclaré dans un premier temps, sorte de tour de passe-passe : bien que ce ne soit pas dit explicitement, on comprend que cette femme qui est morte en décembre n’était ni une révolutionnaire ni une rock star, les seules pourtant susceptibles – selon sa théorie – de décéder à cet âge-là.

La ronde du paragraphe

Une  phrase doit souligner une idée avec justesse et s’en tenir là. Un paragraphe peut s’en saisir pour la développer, ce qui exclut que la pensée de l’auteur stagne. S’il arrive de faire une répétition à l’échelle du mot, le discours ne s’en trouve que peu altéré. Au niveau d’une phrase, reformulée pour dire la même chose que celle la précédant, c’est plus gênant mais ça ne va pas fiche votre narration en l’air. À hauteur de paragraphe, cela peut constituer un sérieux handicap, j’entends par là que cette erreur serait susceptible de faire décrocher votre lecteur trouvant à juste titre que vous tournez en rond.

Rêve et cauchemar en deux paragraphes

Une succession de paragraphes correspond au déroulement d’une pensée littéraire débarrassée des scories de la pensée réelle, cette dernière ne s’épargnant que peu d’aller et retour. Si l’on peut bien sûr s’appuyer sur des éléments de l’idée ou du sujet dont on dévide le fil, ils ne sauraient servir au mieux que de rampes de lancement. Recycler un argument lui confère rarement plus de pertinence. C’est l’apport d’un fait nouveau qui, toujours, donne une dimension supplémentaire au récit. L’extrait de Demande à la poussière (2) qui suit met en scène Arturo Bandini, le personnage principal rêvant de devenir écrivain. Ces deux paragraphes s’enchaînent tels quels dans le roman :

« Dix dollars : de quoi régler deux semaines et demie de loyer, de quoi m’acheter trois paires de chaussures, deux pantalons, ou mille timbres-poste pour envoyer ce que j’ai fait aux éditeurs ; c’est pas rien ! Mais tu n’as rien fait, ton talent est douteux, ton talent est à faire pitié, et quel talent d’abord ? Arrête de te monter la bourriche jour après jour, parce que tu sais très bien que Le petit chien qui riait ne vaut rien, et ne vaudra jamais rien. 

Alors tu déambules sur Bunker Hill en agitant le poing contre le ciel et je sais ce que tu penses, Bandini. Exactement les mêmes pensées que ton père a eues avant toi, comme autant de coups de lanière sur ton échine, comme du feu dans ton crâne, que tu n’y es pour rien […] »

Une progression qui s’articule entre deux paragraphes

La progression de la narration s’effectue d’abord au cœur du premier paragraphe, le héros entrevoyant la gloire littéraire dans un moment d’euphorie procuré par les dix dollars reçus le matin même – presque une petite fortune pour lui. L’abattement subit qui succède à ce bref accès de joie prépare l’amère comparaison avec le père dans le paragraphe suivant. La gestion de ces deux blocs est remarquable en ce sens qu’en plus de ces sentiments contradictoires intégrés en très peu de lignes, la révélation de ce qui ronge Bandini, – que tu n’y es pour rien – sonne telle une excuse pesant en lui comme une malédiction, achevant de teinter la scène de tristesse.

Le bénéfice d’un chapitre

Virages narratifs et changement de destination

Là où les paragraphes s’apparentent à des courbes à négocier dans le récit tout en conservant plus ou moins le même cap, les chapitres sont autant de carrefours où l’histoire peut prendre une direction nouvelle. Des auteurs n’hésitent en effet pas à laisser de côté le ou les personnages mis en place au début de l’histoire pour mieux revenir vers eux. C’est par exemple le cas de Stephen King dans L’institut (3), où on ne retrouve le personnage qu’on nous a présenté durant une cinquantaine de pages… qu’après l’avoir quitté pendant plus de trois cents pages !

Le point de jonction, ou la ponctuation narrative du chapitre

De manière moins « brutale », et plus fréquente, on suit souvent un chapitre sur deux un protagoniste et son antagoniste avant qu’ils ne s’affrontent d’une manière ou d’une autre. Ce « point de jonction », sorte de ponctuation narrative, intervient  quand le romancier le juge le plus opportun, à un stade plus ou moins avancé de l’histoire. Cette alternance peut bien sûr concerner plus de deux personnages, les « points de jonction » se multipliant éventuellement. C’est le cas dans Le client (4), où John Grisham met plusieurs personnages en place au fil des chapitres : un enfant, un tueur, un procureur, des agents du FBI, une avocate… Cette gestion des chapitres vise notamment à générer une attente, celle séparant le moment où les personnages évoluent en parallèle et celui où ils vont interagir.

Le personnage intermédiaire, ou le point de jonction virtuel du chapitre

Ces interactions peuvent avoir lieu avant que les personnages ne soient mis en présence, les agissements de l’un ayant des répercussions sur l’autre. Par exemple, lors d’un cambriolage qui tourne mal, un homme tue la femme du héros qui engage un détective pour le retrouver dans le but d’exercer une vengeance. Le détective deviendra alors le « point de jonction virtuel » entre le mari et le cambrioleur par le biais de son travail de surveillance, rendant compte à l’un des observations qu’il fait de l’autre. Il est cependant rare que ce « point de jonction virtuel » les tienne éloigner l’un de l’autre durant tout le récit – si le détective tuait lui-même le cambrioleur, disons, et que les choses en restaient là. Cela créerait sûrement une trop grande frustration chez le lecteur.

La hiérarchisation des personnages par le chapitre

Après le rythme imprimé par le paragraphe au sein d’un chapitre, ce dernier impose le sien à l’histoire. S’il n’y a pas de longueur type d’un chapitre, on constate assez souvent une recherche d’équilibre visant à maintenir l’intérêt pour chacun des personnages tout en les hiérarchisant. Pour cela, la logique veut qu’on leur attribue un nombre de pages selon leur importance. Là encore, il n’existe pas de règles précises dans ce domaine autres que celles du bon sens. Les « seconds couteaux » sont ainsi généralement intégrés dans l’espace où évoluent les personnages principaux, aucun chapitre propre ne leur étant dédié. Ils sont ceux dont un chapitre ne peut se passer sans jamais l’imprégner tout à fait de leur personnalité.

L’importance de l’éphémère

Cela dit, même en ne bénéficiant que d’une exposition très limitée, un de ces personnages mineurs peut parfois peser significativement sur l’histoire en accomplissant un acte qui la fait rebondir dans une direction inattendue. Il peut tuer volontairement ou non le plus proche ami de l’héroïne, ou lui révéler que son mari est endetté, ou la trompe, ou que son passé est entaché d’un terrible secret, etc. Sans être vraiment là, il lui aura suffi d’un passage, d’une conversation pour exister à sa façon éphémère… Parti d’un mot se greffant à une phrase s’agglomérant en un paragraphe, le chapitre est un processus englobant chacun de ces rouages avant d’en devenir un à son tour. À chacun de régler avec la minutie nécessaire à son bon fonctionnement l’horlogerie d’un roman…

Livres cités dans cet article

  • Saules aveugles, femme endormie, Haruki Murakami, Éditions 10/18.
  • Demande à la poussière, John Fante, Éditions 10/18.
  • L’institut, Stephen King, Éditions Albin Michel.
  • Le client, John Grisham, Éditions Robert Laffont.

Lire la première partie de cet article

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