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20 bonnes raisons de devenir écrivain – 14 – La description

Réussir une description ne va pas de soi. Ni exhaustive, ni banale, elle se doit d’étonner pour frapper les esprits, les éblouir par la force de ses images. Frédéric Barbas revisite la quatorzième leçon de L’art d’écrire d’Antoine Alabat. A travers des exemples, ils vous explique comment procéder.

 

DE LA DESCRIPTION

 

« Tout homme qui écrit autre chose que de la philosophie doit être peintre et artiste, c’est-à-dire avoir un talent descriptif personnel. […] En un mot, le but de la description est de donner l’illusion de la vie. […] Donner l’illusion de la vie par l’image sensible et le détail matériel, voilà le but de la description. Plus les traits seront en relief, mieux on verra […].»

 

Peindre avec des mots, les siens !

La description semble très bien se prêter virtuellement à la cohabitation des arts, dès lors que l’on parle communément de colorer son style, de mettre ses mots en musique, de sculpter ses phrases ou de convoquer des images dans l’esprit de notre lecteur. Si ce que réclame le style pour acquérir un grain reconnaissable est multiple, la description, à l’intérieur de cet ensemble, est peut-être ce qui mobilise le plus de facultés pour s’imposer au sein d’un texte avec efficacité. Comme nombre d’éléments étoffant un texte, un équilibre est à trouver si l’on souhaite ne pas sombrer dans une accumulation de détails qui énumèrent sans montrer, ou à l’inverse craindre la prolixité au point de mettre les fers à notre vocabulaire.

Décrire, c’est recouvrir d’un vernis qui nous est personnel ce que l’on voit pour le rehausser d’un éclat rendu trompeur par ce que notre perception a de subjectif. C’est paradoxalement cette falsification involontaire du réel qui lui donne sa vraisemblance ; si la vérité littéraire est empreinte de fausseté, elle l’est en toute bonne foi, comme ce qu’on pourrait appeler, et que tout le monde connaît, « Le jeu des nuages » : faites s’allonger deux personnes dans un pré surplombé d’un ciel encombré de cumulonimbus ou de cumulus, et demandez-leur de fixer leur attention sur le même nuage afin de savoir si elles y décèlent une forme identifiable ; pour l’une il s’agira d’une tête de dragon, pour l’autre d’un poing fermé, ou de n’importe quelle autre « vision » qui s’imposera à quiconque se perd dans l’observation soutenue d’un cumulonimbus qui s’effiloche, d’un morceau d’écorce, d’un monceau de détritus, etc. Et, bien sûr, d’une tache d’encre.

Si le processus qui fait que ce que nos yeux analysent se transforme en mots n’est pas l’objet de cette leçon, on comprend qu’une image dont on s’imprègne afin de la restituer le plus fidèlement possible sera inévitablement altérée par des filtres, ce qui constitue en soi une bonne chose. D’ailleurs, Albalat rassure l’auteur pouvant nourrir de l’inquiétude à l’idée de ne mettre à la disposition de son lecteur qu’une sorte de calque de la réalité avec la platitude que cela risquerait d’engendrer :   « Mettez-vous devant un paysage et décrivez-le. Il est impossible que vous fassiez de la pure et brutale photographie. Votre imagination est une lentille involontaire, à travers laquelle la chose vue ne peut passer sans se transformer, sans être interprétée, synthétisée, agrandie ou réduite, embellie ou attristée, commentée et présentée. […] Ne craignez pas de ne faire que de la ressemblance. C’est impossible, parce que l’âme humaine regarde avec son unité, c’est-à-dire avec sa sensibilité, son imagination et sa pensée. »

Ainsi donnerons-nous plus ou moins consciemment à voir à notre lecteur la tête du dragon ou le poing fermé, et non pas le nuage ; c’est pourquoi la description que chacun fera revêtira un caractère unique qui n’est cependant pas la marque de l’originalité, ni celle du talent, choses qu’un point de vue (si, dans le sens où elle n’est pas neutre, on envisage la description comme tel) ne contient pas systématiquement.

 

Fuyez la banalité, elle est inexpressive !

Voyons par l’exemple ce qu’Albalat considère comme « […] le dernier mot de la banalité inexpressive, le type de la description fleurie, poétique, imaginée, où aucun détail n’est vivant, où rien ne frappe et rien ne tient. C’est la fadeur souriante d’un style incolore et limpide. » Qui en prend donc ainsi pour son grade ? Ce pauvre Fénelon, dont l’auteur de L’art d’écrire enseigné en vingt leçons vantait pourtant par ailleurs les qualités de narrateur, comme quoi il n’est pas aisé d’exceller dans tous les domaines !

Voici ce qui attire ainsi les foudres d’Albalat (plutôt que de reprendre l’extrait de Fénelon dans son entier, il m’a paru plus judicieux de porter à la connaissance de chacun « les morceaux qui passent pour bien écrits », formule de politesse d’Albalat pour désigner ce qu’il ne faut surtout pas se résoudre à coucher sur le papier ; cependant, il est utile de savoir qu’il s’agit d’une description de la grotte de Calypso, dans Télémaque.) :

« Cette grotte « tapissée de vignes », et ces « fleurs qui émaillent les tapis verts », ces « doux zéphyrs », ces « doux murmures », ces « doux parfums », ces « belles prairies », ce ruisseau « qui s’enfuit à travers la prairie »…

Sans surprise, en matière d’appauvrissement du style, quel que soit le domaine visé — la description n’y échappant pas —, les répétitions se placent souvent au premier rang des critiques émises par Albalat ; on pourrait penser que leur caractère évitable fait que les retrouver sous la plume d’un écrivain chevronné comme Fénelon frise la faute professionnelle, mais comme on l’a déjà dit, c’est un défaut qu’on peut gommer sans posséder la moindre technique littéraire en se livrant à des relectures attentives, un auteur débutant étant donc aussi « coupable » d’en commettre, car capable d’y remédier de la plus simple des manières.

 

Évitez la fadeur des clichés, préférez la singularité

Ce qui suit est plus représentatif d’une description, disons,  pâlotte. Parlant d’une mer, Fénelon la dépeint comme « follement irritée contre les rochers « ; verdict d’Albalat : « C’est un paysage fait de chic, traité avec la généralité de formules en usage dans les collèges. » Est-ce un jugement si sévère que ça ? À mon sens, non ; pour ne pas penser qu’on dessert Fénelon en tronquant sa phrase, la voici in extenso : « De là on découvrait la mer, quelquefois claire et unie comme une glace, quelquefois follement irritée contre les rochers, où elle se brisait en gémissant et élevant ses vagues comme des montagnes. »

On cherche en vain l’originalité, la formule saisissante qui ferait que cette phrase aurait dans notre esprit une persistance s’exerçant au-delà de la page tournée ; je ne pousserai pas l’exigence jusqu’à demander qu’elle s’y inscrive en lettres de feu, mais qu’au moins elle ne laisse pas comme seul souvenir de n’être qu’un nid à clichés.

S’il ne m’appartient évidemment pas ici de soumettre des pistes susceptibles de l’améliorer (et encore faudrait-il que j’en sois capable), je peux au moins vous en proposer une autre qui m’a marqué durablement au point de me revenir en tête à l’heure où je rédige ces lignes. Elle figure dans la première page du roman de Ken Kesey, « Et quelquefois j’ai comme une grande idée », paru pour la première fois en 1964. Ce livre, je l’ai lu voici un peu plus d’un an, et la description que cet auteur fait d’une rivière, je la conserve quasiment intacte dans mes pensées ; pas parce que je possède une prodigieuse mémoire, hélas, mais bien en raison de sa singularité ; la voici :

« Vue de la grand-route, en surplomb du rideau d’arbres, elle est d’abord métallique comme un arc-en-ciel d’aluminium, un long copeau d’alliage lunaire. De plus près, elle se fait organique, vaste sourire liquide aux gencives hérissées de pilotis brisés et pourrissants, l’écume aux lèvres. » Sans vouloir accabler Fénelon, dont les qualités littéraires ne sont plus à démontrer, voilà tout de même qui nous change d’une mer qui « se brisait en gémissant ».

L’arc-en-ciel d’aluminium est déjà une bonne trouvaille qui aurait pu se suffire à elle-même, mais celle à qui elle ouvre le passage lui est selon moi supérieure, avec ce « long copeau d’alliage lunaire » posé là comme un morceau de rêve. Rien que cela justifie ce procédé qui dans l’absolu est facile à mettre en œuvre, employer deux images à la suite afin de mieux claquemurer une description dans l’esprit de son lecteur. Simple d’exécution seulement en apparence, car outre réussir à proposer un enchaînement cohérent (ici un « lien métallique » fait entre aluminium et alliage), il faut aussi oser des collisions incertaines visant à surprendre. Le « long copeau d’alliage lunaire » éclaire mon propos plus que ne pourrait le faire un grand discours ; s’inspirer d’une telle originalité devrait s’imposer à toutes et tous.

 

Photographiez avec des mots la nature et des mouvements humains

Albalat ne se lasse pas de citer Homère, trouvant chez lui « un photographe de la nature et des mouvements humains. »  On pourrait dans un premier temps montrer un moindre enthousiasme en lisant l’extrait suivant, au style tranchant mais rigidifié d’un académisme précurseur ; c’est tiré de l’Iliade ; seulement, cette littérature a traversé les siècles sans rien perdre de sa force ; ce passage est en quelque sorte d’une violence moderne ; l’auteur n’épargne rien à son lecteur, dit tout, refuse l’euphémisme. C’est en quoi ces quelques lignes sont admirables d’encore contenir la rage descriptive d’un mythe ; on mesure le talent à ce que dans la durée il conserve d’intact, quand le style essoufflé de quelques actuels glorifiés déserte nos pensées sitôt un passage lu :

« Idoménée frappa de sa pique Erymas dans la bouche et la pique d’airain pénétra jusque dans la cervelle, en brisant les os blancs ; et toutes les dents furent ébranlées, et les deux yeux s’emplirent de sang, et le sang jaillit de la bouche et des narines, et le brouillard de la mort l’enveloppa. »

Je ne connais ni Idoménée, ni Erymas, mais grâce à la façon dont Homère les évoque, je les vois clairement. Le temps d’un engagement sanglant, ils me deviennent presque familiers. Pourquoi ? Car la furie du bref combat recèle deux portraits. Idoménée est sans pitié et ne songe qu’à dévaster le visage de son adversaire, celui-ci étant le réceptacle humain des souillures de la destruction. À travers ce déferlement de haine et de douleur, et c’est là où Homère révèle la redoutable sécheresse de sa vision, ces personnages existent. Il ne s’encombre pas d’effets qui gâcheraient son élan, cherchant plutôt l’écriture rugueuse échappée d’une plume presque tarie qui déchirerait le papier des esquilles de l’affrontement dépeint.

 

Qu’elle achemine dans les pensées bruit et fureur ou tranquillité d’un paysage empreint de douceur, la description, comme on va l’étudier dans les deux leçons suivantes, peut — doit ? — se placer sous deux loupes distinctes : l’observation directe, et l’observation indirecte…

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