Comment reconnaître un excellent incipit ?
L’incipit est constitué des premiers mots d’une œuvre. Ils ont le pouvoir de susciter l’intérêt des lecteurs ou au contraire de faire sombrer l’ouvrage dans l’indifférence. Le désir de lire tient à ces quelques mots. Pas étonnant que les écrivains s’efforcent de rédiger d’excellents incipits pour capter l’attention. C’est précisément ce que vous expliquera cet article de Frédéric Barbas.
Pour épargner à son lecteur des premiers mots sans saveur – un incipit insipide –, il faut non seulement se creuser la tête, mais aussi posséder une vision claire de ce dont on va lui parler. Sans cela, notre phrase initiale risquerait de ne pas susciter son intérêt ou de ne pas refléter ce vers quoi nous souhaitons l’amener. Le meilleur moyen de perdre un lecteur étant de le décevoir, il faut donc dès le départ éviter toute méprise quant à ce qu’on va lui proposer. C’est pourquoi je vous suggère aujourd’hui d’examiner l’incipit d’un peu plus près…
La démesure de l’incipit
La présence inconcevable de l’incipit
La semaine dernière, j’ai chroniqué Les bâtisseurs de l’Empire (1), et s’agissant d’incipit je trouve celui du roman de Thomas Kelly remarquable en bien des points : « Celui-là, disent-ils, défiera le temps. » Pour celles et ceux ayant manqué un épisode, c’est de l’Empire State Building dont il est question. D’un édifice qui alors dans l’attente de son premier rivet s’impose déjà à l’esprit de tous comme quelque chose de formidable, dans tous les sens du terme. En lisant cette phrase et sachant ce qu’elle désigne, on a l’impression de lever les yeux vers un projet si inconcevable que, paradoxalement, il a déjà acquis toute sa présence dans le paysage new-yorkais – et dans la réflexion du lecteur.
Celui-là et pas un autre, ou l’incipit d’exception
« Celui-là » ne signifie pas seulement ici qu’on le différencie d’un autre, mais qu’il est à nul autre pareil. L’auteur nous prévient donc qu’il va nous parler d’un bâtiment exceptionnel, et en disant cela signe en quelque sorte un contrat où il est sous-entendu qu’on va avoir droit à un roman hors du commun. Si nous connaissons tous quelle silhouette possède ce fameux building, le format proportionnellement ridicule d’un livre nécessite de déployer les grands moyens littéraires afin d’en restituer le caractère démesuré, un engagement pris par l’auteur en une courte phrase et qu’il tiendra en y consacrant plus de cinq cents pages. La quantité n’entraîne certes pas systématiquement la qualité, mais dans le cas présent, je vous assure que si.
De l’ampleur dans la brièveté
La brièveté de cet incipit, auquel on ne saurait ajouter ou retirer efficacement un mot, condense à merveille ce dont il va être question en nous préparant à un récit plein d’ampleur, ou du moins est-ce cette portée qui est visée. Dire dans une économie de langage l’essence de notre pensée est ce en quoi consiste cet exercice plus piégeux qu’il pourrait paraître, et en tout cas, certainement pas à prendre à la légère. L’incipit est l’art de créer un besoin de lecture, disant peu tout en faisant entrevoir beaucoup. En écrivant un incipit percutant, il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit seulement d’un premier pas – mais un pas important. Alors autant ne pas trébucher dès le début !
Bon et mauvais incipit
La fausse bonne phrase
Attention à se préserver d’une phrase qui dans un premier temps semblerait « parfaite » ; si vous trouvez une phrase d’introduction qui « claque » mais que vous n’avez rien de suffisamment solide en stock pour qu’on en perçoive l’écho plus loin dans votre histoire, oubliez-là sur le champ. Vous savez, ce genre de formule définitive qui sonne si bien que tout semble avoir été dit. C’est bien souvent ça, le problème : puisque tout a été dit, cette phrase contient tout ce qu’on peut en tirer, aussi cela ne constitue-t-il pas la meilleure des rampes de lancement, aussi géniale soit-elle. Consolez-vous en la mettant de côté dans votre fichier des idées destinées à resservir. Du moins n’aurez-vous pas la crainte qu’elle soit perdue à jamais et pourrez passer à autre chose.
En savoir plus
Souvenez-vous, l’important est de parvenir d’emblée à créer chez votre lecteur l’envie d’en savoir plus, à la façon dont Donald Ray Pollock s’en charge dans le texte La vie en vrai, première nouvelle du recueil knockemstiff (2) : « Un soir d’août au Torch Drive-in quand j’avais sept ans mon père m’a montré comment faire mal à quelqu’un. » Je ne sais pas vous, mais je trouve que voilà bien une déclaration des plus intrigantes, car l’auteur peut y donner nombre de développements, dans le genre « les mille et une façons de faire du mal à quelqu’un » – et pourquoi. Dans le cas de La vie en vrai, on découvrira que le changement intervenant dans la nature profonde du narrateur représente finalement plus que la seule leçon apprise de son père. Enfin, vous le saurez en lisant cet excellent recueil, s’entend !
Ne pas en dire trop
Quand j’évoquais une formule définitive, on pourrait considérer que celle de Pollock s’en rapproche dangereusement. Sauf que tout en contenant le germe de ce que sera la chute de cette nouvelle, elle n’indique rien qui permette de s’en faire une idée précise. Si Pollock avait complété sa phrase en indiquant tout de suite quelles répercussions cette soirée au Torch Drive-in aura sur son héros, sa chute aurait perdu de son impact. Il faut donc trouver le bon équilibre entre la nécessité d’être attractif tout en en gardant sous le pied. S’il est tentant d’en dire un peu plus que de raison afin de renforcer la curiosité du lecteur, il faut veiller à ne pas la satisfaire avant même qu’il prenne connaissance de la dernière ligne de votre histoire.
Les premiers seront les derniers
Je m’en voudrais de terminer cet article sans évoquer l’épanadiplose narrative, qui consiste en une réponse de l’explicit à l’incipit par la reprise de celui-ci, comme son plus lointain écho destiné à boucler la boucle. J’aurais aimé achever mon texte en utilisant cette figure de style, mais pour épargner à mon lecteur des derniers mots sans saveur, un explicit insipide, il aurait fallu non seulement que je me creuse la tête, mais aussi avoir une vision claire de ce dont je viens de lui parler…
Références de cet article
- Les Bâtisseurs de l’Empire, Thomas Kelly, Éditions Rivage/Noir.
- Knockemstiff, Donal Ray Pollock, Éditions Libretto.
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