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La ligne verte : un roman qui réhabilite le roman feuilleton


Comment Stephen King parvient-il à piéger notre attention ? Comment naît ce désir impérieux de connaître le fin mot de l’histoire ? L’envie urgente de parvenir enfin à l’épisode suivant ? Cette obsession de la suite ? Cet article présente quelques astuces de Stephen King, l’auteur de La ligne verte, ce roman feuilleton publié en ligne au fur et à mesure de son écriture avant de paraître en librairie. Il s’agit d’un double hommage à la fois au maître de l’horreur et au roman feuilleton. Les deux maîtrisent l’art de diffuser la littérature au fil des jours et au cœur de notre quotidien.

L’art de se faire attendre

Que l’un de mes auteurs préférés, Stephen King pour ne pas le nommer, ait en 1996 remis brièvement le roman-feuilleton au goût du jour a forcément titillé mon intérêt pour un genre tombé en désuétude… et n’attendant donc qu’on le réhabilite. Ou du moins pour ce qui nous concerne, qu’on essaie de comprendre quels ressorts sont propres à l’art de se faire attendre. Le nom des illustres devanciers de King parlera au plus grand nombre : je vois un certain Balzac traîner dans les parages historiques de ce feuilleton-roman, comme on l’appelait alors… Ah, et cet Eugène Sue n’y aurait-il pas donné ses lettres de noblesse sous un titre intrigant ? Assurément, on tient quelque chose ! Le premier a permis au journal Le Siècle, avec La vieille fille (1), de voir ses ventes décoller et de populariser cette forme narrative. Le second, avec Les mystères de Paris (2), s’est vaillamment occupé d’asseoir les règles du genre. (3)

Quand plus d’un siècle et demi plus tard King s’y est mis à son tour en écrivant La ligne verte (4) à raison d’un épisode – pour six au total – paraissant chaque mois, je me suis dit qu’il pouvait être intéressant de se pencher sur une pratique littéraire témoignant d’une époque qu’il serait curieux de retrouver. Celle où l’attente s’inscrivait comme des points de suspension à la suite desquels notre imagination cavalait.

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L’attente en question : bye-bye, curiosité !

Un roman est une succession de questions, presque des devinettes posées par l’auteur à son lecteur. Rarement de manière directe, mais une situation non résolue à la fin d’un chapitre fait qu’on se demande naturellement comment les choses vont évoluer. Quand vous avez un roman en main, vous savez qu’il suffit généralement de passer au chapitre suivant ou celui d’après afin de savoir si le détective enquêtant pour le compte d’une femme fatale a survécu ou non à la tentative d’assassinat commandité par le méchant de l’histoire. Là où il s’avère simple comme bonjour de dire au revoir à sa propre curiosité, le roman-feuilleton propose qu’elle ne cesse de vous poursuivre au fil des semaines.

Savoir tout, tout de suite

L’éventualité qu’un cadavre patiente quelques pages plus loin est une source fréquente d’interrogations, mais on souhaite aussi savoir si tel personnage a trahi son ami ou tel autre a trompé sa femme. Si le protagoniste dont l’auteur a durant une flopée de paragraphes entretenu l’ambiguïté se révèle tel qu’on le redoutait ou comme on l’espérait. Ou bien on souhaite connaître les répercussions d’une erreur gravissime commise par : un scientifique, un policier, un directeur de centrale nucléaire, un chef d’État, une star, un enfant, etc. Voire guetter fébrilement l’issue d’un rassemblement de puissants personnages dont l’auteur nous a assuré plus avant que leurs décisions pourraient changer la face du monde.

Pourquoi tourner la page ?

Mille autres raisons nous poussent à ne pas interrompre notre lecture. Il est en effet bien rare qu’on en arrête le cours afin de tenter de deviner la conséquence de tout acte important. On y réfléchit en même temps que les informations nous parviennent, sachant qu’on saura bientôt de quoi il retourne. Notre seul effort, qui quelquefois vire à l’obsession quand on s’était juré de ne lire que quelques pages avant d’aller au lit et qu’on est encore à les tourner à une heure avancée de la nuit, notre seul effort consiste à lire pour découvrir ce qui quelques paragraphes auparavant avait commencé à nous intriguer. Un roman-feuilleton n’offre pas ce luxe, mais procure à notre réflexion un surcroît de profondeur en la dilatant dans le temps.

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La temporalité du suspense

Testez votre addiction littéraire

Un roman « classique » vous permet donc d’obtenir des réponses à une vitesse ne dépendant que de celle que vous mettez à le lire. Ça se compte en minutes, en heures, en deux ou trois journées si vous décidez de boire un thé ou un café entre chaque chapitre. Mais si vous deviez attendre des semaines ? Tenez, un petit truc pour tester votre addiction littéraire : mettez de côté ne serait-ce que quelques jours le livre auquel vous êtes accroché en ce moment. Même si vous êtes parvenu à quatre ou cinq pages d’une élucidation. Surtout si vous en êtes à ce stade-là de l’histoire, d’ailleurs. Vous verrez quel effet cela produit sur vous. Quelle démangeaison intellectuelle ça procure. Ma foi, je vous donne à peine le temps qu’on met à trahir une bonne résolution de début d’année avant que vous ne replongiez dedans !

L’hameçon-sablier

Le suspense est affaire de temporalité. Quand un auteur de roman-feuilleton prend son temps, il en prend aussi à son lecteur. Le temps auquel l’esprit de ce dernier n’aurait pas été occupé s’il avait été dégagé des questions demeurées en suspens durant la période séparant le moment où il se les est posées et celui où l’écrivain y a apporté ses éclaircissements. Les bons auteurs de roman-feuilleton ne bazardent pas une révélation au petit bonheur la chance. Conscients de la puissance de la curiosité et de l’envie du lecteur d’être plus perspicace que quiconque, ils le charment par des bouquets d’indices. Puis lui posent un lapin en différant la résolution d’une énigme et en lui criant « À la revoyure ! » depuis leur bureau. C’est ce qui fait tout le sel de ce genre, l’hameçon dont se sert un auteur avec un art consommé du suspense pour terminer un épisode. Un hameçon en forme de sablier.

Quand l’auteur met son lecteur au pied de la falaise

Peut-être connaissez-vous l’expression anglophone Cliffhanger ? (5) Elle viendrait d’un roman du XIXe siècle de Thomas Hardy, Les yeux bleus (6), où l’un des héros est à un moment donné « suspendu à la falaise » (traduction du fameux cliffhanger). On comprend pourquoi ce terme désigne aujourd’hui un récit laissé en suspens à un moment critique ! Il revient à l’auteur de roman-feuilleton de placer son lecteur au pied d’une falaise afin qu’il découvre ce pauvre type accroché là-haut et brûle aussitôt de savoir s’il va réussir à se tirer de ce mauvais pas. C’est précisément au moment où cette question se forme dans son esprit que l’auteur le prend par le bras et l’emmène là où la falaise sera hors de portée de vue. Là où il lui sera impossible de connaître la destinée de l’homme suspendu. Pas avant que l’auteur ne décide de le conduire à nouveau au bas de la falaise, en tout cas. Le cliffhanger est une redoutable machine à frustrer. Plus la falaise est haute – plus la situation est irrespirable – plus la frustration est grande.

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La ligne verte en pointillés

« […] j’aimais surtout le fait qu’une fois parvenu à la fin le lecteur devenait en quelque sorte le rival de l’auteur lui-même, dans la mesure où il avait toute une semaine pour imaginer quelle serait la suite. ». Et plus loin : « Il y avait également un autre aspect qui me séduisait dans cette idée, un aspect que seul peut apprécier un auteur de roman à suspense : dans un récit publié en épisodes, l’auteur détient un certain pouvoir sur le lecteur, dans la mesure où celui-ci ne peut céder à la tentation de feuilleter les dernières pages pour connaître le dénouement. » (7) En renvoyant lecteur et auteur à leurs quêtes respectives, Stephen King définit parfaitement l’essence du roman-feuilleton. Et on verra plus loin qu’il sait de quoi il parle…

Des glaçons sur des braises

Chaque livre/épisode de La ligne verte compte peu ou prou 90 pages. Quand vous avez patienté une trentaine de jours pour les lire, je puis vous assurer qu’elles fondent comme glaçons sur braises dès que vous reprenez le fil du récit. C’est le cercle vicieux du roman-feuilleton : vous savez que plus vite vous les dévorerez, plus il vous faudra ronger votre frein jusqu’à la parution suivante. D’autant qu’il est vain de compter sur l’âme charitable de l’auteur officiant dans ce genre-là, puisque nous l’avons vu, une partie de son travail consiste à vous laisser en plan au beau milieu d’une scène cruciale. Croyez-moi, King n’est pas du genre à bâcler le boulot dès lors qu’il s’agit de mettre son lecteur au supplice.

La patience du cadavre

Vous voilà donc parvenu à l’acmé – le climax, si l’on préfère – et ce charmant écrivain vous propose de vous retrouver à l’épisode suivant. D’ici quelques semaines. Bon, il vous l’impose, plus exactement. Mais c’était dans le contrat, non ? Si. Et vous pourrez râler, voire tempêter pour avoir été une fois de plus abandonné au cœur d’un moment où la tension a subitement grimpé en flèche, rien n’y changera. Oui, vous le saviez que vous deviez vous montrer raisonnable, et ne vous autoriser qu’une dizaine de pages par jour grand maximum. Allez, une quinzaine. C’est déjà trop. Vingt ? N’y pensez pas. Pourtant, vous ne pouvez tout simplement pas vous en empêcher. Car des cadavres patientent déjà quelques pages plus loin.

Enfin ou hélas ?

Mais quel que soit le rythme auquel le temps s’étire – car il ne se contente pas de passer lorsqu’on attend l’ultime ligne d’un roman, mais semble prendre la consistance d’un chewing-gum –, le dénouement arrive enfin un jour ou l’autre. Enfin ? Pas tant que ça, car lorsque tout a été résolu, qu’on est au courant de l’intrigue dans le moindre détail et du devenir des héros, on voudrait que ça continue. Parce que nous avons vécu des mois en leur compagnie et que nous nous sommes attachés à certains d’entre eux, aussi étrange que cela puisse paraître. Parfois, nous les avons côtoyés plus d’une décennie. Je rappelle que la saga La Tour sombre (8) du même King étale ses plus de 4500 pages sur environ quinze ans. Vingt-deux si l’on tient compte de La clé des vents (9). Je vous laisse imaginer le nombre de fois où il m’est arrivé de pester, durant tout ce temps…

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Jusqu’au bout de La ligne verte

Le doigt dans « l’engrepage »

Pour les besoins de cet article, j’ai entrepris la relecture de quelques passages de La ligne verte, avant d’estimer que ce n’était pas suffisant. Il me fallait au moins finir un tome afin de repérer certains procédés et me remettre en mémoire l’effet produit par l’impact d’une coupure nette dans la narration au moment où le suspense est à son comble. Bien sûr, j’ai désormais à ma disposition tous les livres constituant l’histoire complète, mais je me savais suffisamment fort pour les mettre de côté. Et laisser s’installer la frustration d’antan afin de la restituer avec le plus de justesse possible. J’ai englouti les 6 tomes en quatre jours. Dès les premières lignes, j’étais fichu.


Je connais toutes vos ruses, monsieur King…

Comment King s’y est-il pris pour me piéger une fois encore ? Je dois dire que je connais bien ses ruses. L’une d’elle, puissante, est d’annoncer un événement important bien avant d’y revenir en détail. Ça reste dans un coin de votre tête. Ça vous conditionne. C’est une technique éprouvée, pratiquée par de nombreux auteurs, mais je pense qu’il est l’un des rares à l’utiliser avec une telle efficacité. Il ne s’est pas privé d’y recourir dans La ligne verte, le roman-feuilleton encourageant ces chausse-trappes. Oui, je connais bien ses ruses. Mais je me laisse presque toujours avoir.


Une double histoire survoltée

Pour attiser le plus possible la curiosité de son lecteur, King a créé un narrateur ayant été gardien-chef dans un des couloirs de la mort américains au cours des années trente, Paul Edgecombe. Là où sévit la Veuve Courant, autrement dit la chaise électrique. L’histoire se déroule principalement dans cet endroit, mais c’est un Edgecombe vieillissant qui la raconte du fond d’une maison de retraite. Les allers et retours entre passé et présent font comme un roman-feuilleton dans le roman-feuilleton. Ce qui se passe dans la maison de retraite est moins spectaculaire que les événements abrités par le pénitencier, mais King a su cultiver un mystère propre à l’établissement où Edgecombe termine sa vie. Un secret. Aussi lorsqu’il bascule d’un lieu à l’autre, d’une époque à une autre, il entretient une double frustration.

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Les dernières étincelles de La ligne verte

La mémoire sur de bons rails

Au début de certains épisodes, King a pris soin, au cas où son lecteur l’aurait oublié (aucun risque !), de rappeler sur quel événement majeur s’était achevé le précédent. Pas à l’aide d’un petit résumé avant que le récit ne reprenne, mais au cœur même de ce dernier. Il se sert de son narrateur, qui se remémore ces événements et les consigne par écrit, pour réintroduire vite fait bien fait ces informations. L’histoire continue ainsi sur ses rails – et des bons. À mon sens, avec la mention (À suivre) au bas de la dernière page de chaque tome, cela renforce l’adhésion du lecteur à l’esprit feuilletonesque.


Pas de déception au bout de l’hameçon

Les cliffhangers ne manquent évidemment pas à l’appel dans La ligne verte afin que l’imagination du lecteur ne cesse jamais d’être en ébullition, Stephen King se chargeant avec un vif plaisir de régler l’intensité du bouillonnement en donnant de grands coups de chaud à son récit. Le plus redoutable de ces cliffangers est bien souvent celui sur lequel s’achève un tome : notre hameçon-sablier. Celui qui déclenche le compte à rebours jusqu’à l’épisode suivant. Je l’ai déjà évoqué dans d’autres articles, plus l’attente créée par l’auteur est grande, plus ce dernier se doit de se décarcasser pour la satisfaire. D’autant plus – spécificité du roman-feuilleton – qu’il s’agit d’une double attente : intellectuelle et temporelle. De quoi amplifier une petite déception au point de la transformer en désillusion au cas où l’écrivain ne se serait pas montré à la hauteur de sa tâche. Fort heureusement, durant les quatre jours où j’ai suivi cette ligne verte, le courant est toujours bien passé entre King et moi…

Ne pas vendre la peau de l’ours avant d’avoir écrit

Pour finir, je ne peux résister au plaisir de vous rapporter cette anecdote qui en dit long sur l’attente de lecteurs à bout de nerfs. Stephen King nous en fait prendre conscience d’une façon à la fois drôle… et un peu effrayante!
« Nous recevions des dizaines de lettres chaque jour nous réclamant le quatrième tome de La Tour Sombre […] L’une de ces missives contenait la photo Polaroid d’un ours en peluche enchaîné, avec un message fait de mots découpés dans des couvertures de magazines : ‘‘PUBLIE LA SUITE DE LA TOUR SOMBRE OU ON FAIT LA PEAU DE L’OURS.’’ Cette photo est encadrée dans mon bureau, tel un vivant reproche, car elle me rappelle à mes responsabilités. » (7)
Je suppose que ces lecteurs n’ont pas eu la peau de l’ours, mais ce qui est certain c’est que ce quatrième tome a été bien vendu…

Ouvrages cités dans cet article


(1) La vieille fille, Honoré de Balzac, Éditions Gallimard.
(2) Les mystères de Paris, Eugène Sue, Éditions Gallimard.
(3) https://www.nouveau-magazine-litteraire.com/les-d%C3%A9buts-dune-industrie-sous-l%C3%A9gide-de-balzac-et-de-sue
(4) La ligne verte, Stephen King, Librio – Éditions J’ai lu.
(5) https://fr.wikipedia.org/wiki/Cliffhanger
(6) Les yeux bleus, Thomas Hardy, Éditions Rivages poche.
(7) Passage de « Lettre au lecteur », dans le premier tome de La ligne verte.
(8) La Tour sombre, Stephen King, Éditions J’ai lu.
(9) La clé des vents, Stephen King, Éditions J’ai lu. Ce livre, paru en France en 2012, soit sept ans après celui qui clôt la saga de La Tour sombre, en constitue le huitième et, à ce jour, dernier tome. Son action est censée se dérouler entre le quatrième tome, Magie et Cristal, et le cinquième, Les Loups de la Calla. Le tome quatre et demi, en quelque sorte.

> Voir la bande annonce de la série La ligne verte

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