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L’autobiographie, ou comment exploiter ses souvenirs

Plus qu’une série de dates, ou d’évènements, une autobiographie devrait raconter l’histoire d’une personnalité… A l’auteur d’exploiter au mieux ses souvenirs.

Aujourd’hui, je souhaite autant parler des souvenirs dont on se sert pour retracer sa vie que de ceux ne semblant pas forcément marquer une étape importante de l’existence d’une personne, mais qui a un moment donné ont intégré fugacement sa pensée. Et en quoi ces souvenirs ayant constitué notre identité comme ceux semblant pour une part indépendants de qui nous sommes peuvent servir notre écriture…

 

Le processus autobiographique inabouti

Le comble du bavard

J’ai assez fréquemment constaté ce qui pour moi relève de l’énigme, s’agissant des personnes ayant écrit leur autobiographie. Et pour tout dire, j’y décèle un véritable paradoxe. Ils parlent d’eux et de ce qu’ils ont connu au cours de leur existence, d’une foultitude d’expériences, certains en se livrant totalement et avec la plus profonde sincérité, d’autres avec plus de pudeur, quelques-uns en faisant preuve de plus ou moins d’honnêteté… il existe tous les cas de figure. Mais quelle que soit la manière dont ils aient choisi de présenter les choses, au final, je me suis aperçu qu’au-delà d’une succession de faits, je ne savais pas grand-chose, même des plus grands bavards. Un comble, non ? Nous allons essayer de comprendre pourquoi…

L’oubli du sens des souvenirs

La raison me semblant la plus logique peut paraître déroutante : à aucun moment ces personnes-là n’ont donné de sens à leurs souvenirs. Elles n’ont tout simplement pas réfléchi sur elles-mêmes pas plus qu’elles ne se sont interrogées sur ce qui a guidé leurs initiatives. Trop rarement, en tout cas. Je suis plus souvent tombé sur des phrases du genre « Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça, mais je l’ai fait. » que sur des questionnements comme « J’ignorais quelle décision prendre, puis j’ai choisi celle qui semblait la plus dure, car elle donnait un sens à ma vie pour telle ou telle raison. ». Oui, la plupart du temps, les gens écrivant leur autobiographie alignent des faits à la queue-leu-leu comme les rames d’un train, mais sans aucun passager dedans. C’est une littérature presque vide, désincarnée ou peu nourrie de qui est son auteur. Écrire son autobiographie est une occasion de voyager en soi, de de se découvrir. Il existe des ateliers d’écriture pour vous aider.

Du feu de camp au volcan

Je ne dis pas qu’il faille se livrer à une introspection à tout bout de champ, ce serait mortellement ennuyeux. La littérature mémorielle doit osciller entre le crépitement mélancolique du feu de camp et l’éruption passionnelle du volcan. Entre une pensée intimiste et un récit où jaillissent des élans vitaux. Le tout prélevé au cœur des incessants remous qui régissent le quotidien. Si on écrit afin de laisser une trace de soi à nos proches, on ne doit pas rester à la surface des choses en se contentant d’établir chronologiquement ce qui a jalonné notre parcours. Sinon, autant noircir un calendrier grand format année après année en y inscrivant le fait du jour d’un saint à l’autre, d’une date commémorative à une fête religieuse.

L’autobiographie comme un acte philosophique

Remarquez, si vous adoptiez cette méthode, considérant que l’épaisseur moyenne d’un calendrier est de 4 mm, et en admettant qu’il en faille 75 pour servir de support à autant d’années de vos souvenirs, vous laisseriez 30 cm de « lecture » verticale à ceux ayant le cœur de s’attaquer à un tel ouvrage. Un peu encombrant, mais assurément original ! Plus sérieusement, une autobiographie nécessite un minimum de recul sur soi afin de ne pas tomber dans un condensé sans âme que les meilleures anecdotes ne sauveraient pas de l’aridité. Pensez à une question que souhaiterait vous poser une personne qui ne vous aurait jamais rencontré : « Mais au fond, qui es-tu ? » pas très éloigné du « Connais-toi toi-même. » si cher à Socrate !

 

Les souvenirs orphelins

Tiens, ça me rappelle…

« Tiens, ça me rappelle… » est une phrase communément employée, et dont le sujet qu’elle amène n’a quelquefois pas grand-chose à voir avec la discussion qui se déroulait jusqu’alors. La capacité de notre esprit à rebondir sur un événement que notre interlocuteur nous relate est bien mystérieuse. L’essentiel du temps, le souvenir évoqué fait partie de notre parcours privé ou professionnel, de notre enfance ; des anecdotes pouvant s’y rattacher et étant constitutives de notre trajectoire. Mais parfois, les souvenirs déboulant n’ont strictement pas participé de ce que nous sommes devenus : des souvenirs orphelins de nous-même, proches cousins de la réminiscence, en quelque sorte. Ceux qui, pour une raison quelconque, ont cessé de nous concerner à l’instant même où notre esprit les captait. Enfouis dans quelque tréfonds jusqu’au jour où à la faveur d’on ne sait quoi,  ils entrouvrent la porte du placard mental où nous les avions relégués.

Retour à la surface sans balises

Je n’y connais quasiment rien en neuropsychologie, ce qui tombe plutôt bien étant donné que ce n’est pas le sujet de cet article. Je sais toutefois qu’on rentre volontairement ou non des données dans notre cerveau, que notre mémoire les conserve durant des périodes allant de quelques secondes à plusieurs années et les restitue à peu près quand bon lui semble. Voyez comme il impossible de prendre en défaut ma rigueur scientifique. La seule chose nous intéressant ici est que certains souvenirs peuvent remonter à la surface sans nous demander notre permission en empruntant des chemins n’étant aucunement balisés. Ce ne sont pas des choses que l’on se remémore mais qui s’imposent à nous. À présent que nous pouvons nous appuyer sans trembler sur ces brillantes explications, voyons qu’en faire.

L’objet au fond de la valise

On dit qu’il existe une part plus ou moins importante, pour ne pas dire plus ou moins consciente de l’essence d’un auteur dans ses écrits, ce qui tombe sous le sens quand on s’attelle à une autobiographie. Les situations lui ayant procuré un vif plaisir comme celles qui l’ont durement affecté imprègnent chacun de ses mots à différents niveaux ; le bagage de sa vie répandu sur le papier, en somme. Dans cette « valise », outre les effets habituels, familiers, on peut un jour dénicher un objet mémoriel trimballé des années durant au cours de nombreux voyages et dont l’auteur avait totalement oublié l’existence, jusqu’à être incapable de savoir de quelle escale de son parcours il provient, ni s’il en symbolise une période faste ou de vache maigre : le fameux souvenir orphelin.

 

Sur le bout de la langue

Générique de fin

Même si ce souvenir orphelin est en apparence totalement déconnecté de l’auteur, il n’en possède pas moins une indéniable réalité. Ce peut être une phrase résonnant soudain en lui au point d’occuper toute son attention jusqu’à l’obsession, car malgré tous ses efforts il ne parviendra pas à mettre un visage sur la voix qui l’a prononcée depuis peut-être des décennies. Vous savez, comme lorsqu’on regarde un long métrage et qu’on se dit : « Ah, cet acteur, comment s’appelle-t-il ? Je l’ai vu jouer dans un autre film, mais lequel ? ». On l’a sur le bout de la langue, mais rien à faire, on ne réussira jamais à se rappeler son nom pas plus que celui du film en question. Heureusement, le générique de fin nous permettra après quelques recherches de savoir dans quelle œuvre visionnée auparavant il avait exercé son talent.

Le cerveau aux mille castings

Malheureusement, notre cerveau, lui, ne possède pas de générique de fin. Ou plutôt, disons que nous disposons d’un générique permanent où s’entremêlent des milliers de castings. Qui se lance dans une autobiographie s’en rend vite compte. Si cette voix qu’on n’est nullement en mesure d’identifier ne dit rien de plus qu’une banalité parmi d’autres, ma foi, l’obsession tournera court et pour l’auteur elle finira par passer dans les pertes et profits de sa mémoire. En revanche, si elle lui glisse à l’oreille quelque chose comme « Je t’avais dit qu’il la tuerait », pas sûr qu’elle lui sorte de sitôt du crâne ! Pour être franc, je doute qu’une réminiscence aussi dramatique soit fréquente !

Ne pas raconter la vie d’un autre

Quand surgit un tel souvenir et qu’il nous est impossible de l’associer à une situation de notre passé ni même à un contexte vague, il peut cependant faire sens dans l’histoire d’une vie. Par exemple en le greffant de la façon jugée la plus pertinente à ceux auxquels on a naturellement fait appel pour la raconter. Un élément alimentant l’un de vos points de vue, fournissant une piste de travail, encourageant une réflexion imprévue, etc. En tout cas, un apport inattendu dont la valeur mérite d’être étudiée. Si ce souvenir est apte à enrichir notre matériau de base, pourquoi pas ? Même s’il s’agit d’un faux souvenir, puisque ce phénomène existe. Mais ne mentez pas. Enfin, pas plus qu’il n’est permis à un auteur de le faire. Surtout, ne réinventez pas votre histoire. Si elle ne se suffit pas à elle-même, c’est qu’elle ne nécessitait peut-être pas d’être racontée…

Dernières bribes

Nos souvenirs, orphelins ou non, ne logeront jamais tous dans une autobiographie. Qui se souvient de tout ? Vous avez déjà la réponse. Il faut accepter le côté lacunaire d’une telle entreprise, sans quoi on s’essoufflera à combler ce qui ne peut l’être : ce que, sans le savoir, on se cache peut-être à soi-même…

 

Conférence de Philippe Lejeune au sujet de l’écriture autobiographique

Universitaire français spécialiste de l’autobiographie.

Partie 1 :

https://www.youtube.com/watch?v=YIY2V-kOdbA

Partie 2

https://www.youtube.com/watch?v=5S7VWKD4zEc