Les écrivains voyageurs font reculer la ligne d’horizon
Les récits de voyage – sur la trace des écrivains voyageurs – Deuxième partie – 10 manières de voyager et d’écrire
Ceux qui ont transformé leur vie en un voyage littéraire au point d’en devenir les bornes kilométriques ne sont pas si nombreux. Oh, il ne manque pas de gens de talent ayant sillonné la planète le stylo à la main, certes ! Mais à quelques exceptions près, quand on évoque le sujet, l’aiguille de la boussole pointe toujours vers les mêmes écrivains. Non pas que les moins célèbres d’entre eux aient démérité, ou que leurs pérégrinations ne soient pas dignes d’intérêt. Mais leur empreinte à la surface du monde s’est estompée, jusqu’à disparaître pour la plupart, quand la trace des auteurs dont nous allons parler semble posséder la durée de vie de celle de Buzz Aldrin sur le sol lunaire. (1)
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Sommaire
- 1 Nicolas Bouvier, ou l’âme dans un baluchon
- 2 Le voyage à toute allure : Jack Kerouac ou les transports au cœur du voyage
- 3 Voyager pour se relever d’une sale tuile : Sylvain Tesson ou la vélocité de l’abîmé
- 4 Le voyage si et seulement Si… Rudyard Kipling ou l’écrivain en bois d’If
- 5 Comment devenir un harem globe-trotter : Pierre Loti ou la sensualité au son de la Marche turque
- 6 Partir en restant chez soi : le livre de tous les voyages… que vous ne ferez pas
- 7 Les plus belles pages du vagabondage
- 8 L’aventure, ça me botte !
- 9 Albert Londres ou le justicier sans frontières
- 10 Et pour finir, de la poussière…
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Nicolas Bouvier, ou l’âme dans un baluchon
Nicolas Bouvier est peut-être, parmi ceux ayant mis toute leur âme dans un baluchon, l’un des plus facétieux. Son œuvre, qui mêle entre autres ethnologie, passé historique des pays où il séjourna, regard plein de curiosité sur la flore et la faune, la cuisine, la religion, les paysages bien sûr, et tout cela amalgamé dans une quête philosophique, est bien sûr à considérer avec le plus grand sérieux. Cependant, il a eu à cœur d’y distiller un humour fin où prennent notamment part son sens aigu de l’observation et sa connaissance tant instinctive qu’empirique des hommes. Il ne cesse d’étudier leur caractère qu’il associe volontiers à celui de l’endroit où ils vivent. Et sous sa plume, les lieux traversés dans tous ces pays en ont un bien trempé ! L’autodérision dont il fait preuve rend ses quelques moqueries bienveillantes, qui visent à nous rendre attachants ceux qui en font l’objet. Qui aime bien marche loin.
Littérairement, Bouvier est une pointure ayant laissé dans le récit de voyage une empreinte aussi durable que celle de l’ami Aldrin chez les Sélénites. Comme on a pu parler de chef de file de la beat generation pour Kerouac, Bouvier figure en bonne place dans le haut commandement de l’armée des globe-trotters dont beaucoup se sont réclamés de lui depuis la parution de L’usage du monde (2). Il est communément admis qu’avec ce livre il a révolutionné le récit de voyage. Pétrissant la chair du monde de façon à obtenir l’épaisseur manquant trop souvent à la pâte de la « prose touristique », il lui a conféré une densité rafraîchissante. En pensant ses voyages – et en les vivant – comme un moyen de dissoudre le plus possible son ego, Bouvier s’adresse à ce qu’il y de plus humble en nous, et débarrassé du superflu, livre à ses lecteurs tout ce que ses découvertes ont d’essentiel.
« Lorsque, du haut des falaises de l’Ouest, on regarde cette résille de murets — mis bout à bout : douze mille kilomètres — qui couvre toute l’île et semble la maintenir dans un filet aux mailles serrées, et que l’on considère la rusticité des techniques utilisées, tout ce que les Irlandais racontent avec complaisance sur leur indolence et leur incurable rêvasserie fait figure de calembredaine. Il est vrai que ces mêmes Irlandais se flattent en riant d’être les meilleurs menteurs de la côte atlantique, en quoi ils ont raison. » (3)
Le voyage à toute allure : Jack Kerouac ou les transports au cœur du voyage
Écrivain pris dans un tourbillon d’excès qui l’emmenèrent au seuil de la folie, porte-étendard — plus ou moins à son corps défendant — d’une génération se répandant sur les routes pour savourer la vie à la manière de ses personnages, homme-chaos secoué en permanence de fièvre créatrice, Kerouac a produit une œuvre dont la portée a enjambé l’Amérique pour conquérir le monde. Ses romans gouvernés par l’amitié, la musique, la poésie, l’amour, la religion, les drogues et la boisson évidemment, les frasques et les accès de mysticisme, pleurent, s’esclaffent et tremblent de la première à la dernière ligne — de la tête aux pieds.
La gloire l’a pris en auto-stop pour lui permettre de franchir des frontières et le laisser des années plus tard sur le bas-côté d’une route qu’il s’était tant bien que mal évertué à tracer. Peut-être faut-il quelque chose d’aussi vaste que les étendues américaines pour que s’y réfugient les vides d’une existence, ou que des illusions s’y perdent à jamais. D’une quête d’absolu dévoreuse de grands espaces à la recherche intérieure rongeant son âme, Kerouac, dans ses transports, aura autant voyagé à bord d’une automobile qu’en lui-même. C’est en 1969, le moteur rempli d’alcool, qu’il cala définitivement.
« Vraiment curieux que nous puissions sortir de notre âme une telle vigueur, une vigueur suffisante, me semble-t-il, pour remuer des montagnes, pour soulever à nouveau nos chaussures et partir à l’aventure, clopin-clopant, heureux d’un rien, mais certain d’avoir dans nos os une puissance issue de la bonne source. » (4)
Voyager pour se relever d’une sale tuile : Sylvain Tesson ou la vélocité de l’abîmé
Tout abîmé qu’il soit, Tesson reste une machine littéraire dont le verbe ne se fragilise pas. Pour ce stégophile, la chute d’un toit semble avoir été aussi douloureuse que salutaire : « Ces trois mois de repos, de sobriété, de silence, d’examen de moi-même ont été bénéfiques. Ma vie était un carnaval endiablé et légèrement suicidaire, il était bon de ralentir un peu les chaudières intérieures, de descendre du train. Je conserve une paralysie de la face qui me donne un air de lieutenant prussien de 1870. J’ai aussi perdu l’ouïe à l’oreille droite mais, étant partisan du silence, que René Char appelait ‘‘l’étui de la vérité’’, je ne m’en plains pas. Notre société est devenue hystérique et bruyante » (5). Chez lui, la verticalité des obstacles s’efface par des mots. Pas seulement, mais ça aide. On a besoin d’un tel risque-tout pour redéfinir ce monde souffrant trop souvent d’être aplati sous le poids d’écrits sans écorchures, car le propos de Tesson se hérisse d’une page à l’autre de phrases culminant à de belles altitudes littéraires. Armé d’une philosophie aussi rude que fine, son esprit véloce s’attaque à travers ses voyages et ses actes aux préoccupations de notre temps. Tesson n’est pas un tiède, il nous rapporte les brûlures de la planète afin que nos pensées échauffées par sa prose s’enflamment pour les causes qu’il défend. En prenant de la bouteille, Tesson nous inflige de saines blessures.
« Le rêve de tout écrivain est de se décomposer et que sa pourriture alimente la lampe à la lueur de laquelle il lirait ses propres lignes. Mais aucune postérité ne survivra assez longtemps pour que le processus de transformation organique s’accomplisse. »
« Le voyage dissipe le trop-plein énergétique. Le mouvement est la soupape de la fièvre sexuelle. Si le corps brûle trop, il suffit de rajouter à l’étape quelques kilomètres pour l’éteindre. Les nomades, comme les wanderers, vivent dans un parfait apaisement. Non pas que la nature désélectrise leur moelle, mais parce qu’un bel usage du monde permet de dépenser avec juste mesure le trop-plein vital sur le sable des pistes. » (6)
Le voyage si et seulement Si… Rudyard Kipling ou l’écrivain en bois d’If
Kipling avait l’Inde en lui et l’a restituée dans un inégalable foisonnement littéraire. Une jungle de mots dont on prend conscience en le relisant combien les arbres qu’elle abritait comptaient d’essences rares. Si ses racines avaient plongé dans une terre moins fascinante, peut-être en aurait-il été autrement. Si son aversion pour ses jeunes années anglaises n’avait pas occasionné une telle envie de retrouver au plus vite son sol natal, peut-être sa prose aurait-elle perdu en puissance.
Si ses parents ne l’avaient pas prénommé du nom d’un lac proche du comté où ils se sont rencontrés, l’originalité de ce personnage n’aurait peut-être pas été aussi frappante. Si Kipling n’avait pas été Rudyard, malgré les travers colonialistes qu’on lui a reprochés, peut-être aurait-il perdu de cette influence anglo-indienne qui fut le sang de son encre. Si Kipling n’avait pas écrit If, peut-être aurions-nous perdu l’un des plus beaux poèmes qui soit. Si…
« Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;
[…]
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu seras un homme, mon fils. » (7)
Comment devenir un harem globe-trotter : Pierre Loti ou la sensualité au son de la Marche turque
Question exotisme, on ne peut pas être mieux Loti que Julien Viaud, le véritable nom de l’auteur. Figure reconnue de l’orientalisme avec ses romans Aziyadé (8), puis Fantôme d’orient (8)et Les Désenchantées (9) exaltant la sensualité ottomane, ce turcophile aux partis pris douteux appartenant hélas à son époque est surtout resté dans notre mémoire littéraire grâce à Pêcheur d’Islande, roman où la puissance de son style fait merveille. Cet homme qui acheva sa carrière dans la marine militaire comme capitaine de vaisseau sut bien mener sa barque jusqu’à l’Académie française dont il devint membre en 1891.
L’incipit de Pêcheur d’Islande (10)est un petit bijou de mise en ambiance ciselé par des mots précis et des images fortes : « Ils étaient cinq, aux carrures terribles, accoudés à boire, dans une sorte de logis sombre qui sentait la saumure et la mer. Le gîte, trop bas pour leurs tailles, s’effilait par un bout, comme l’intérieur d’une grande mouette vidée ; il oscillait faiblement, en rendant une plainte monotone, avec une lenteur de sommeil. »
Partir en restant chez soi : le livre de tous les voyages… que vous ne ferez pas
Dans le rayon Récits de voyage de notre bibliothèque, il serait dommage qu’un ouvrage essentiel n’y figure pas : le Dictionnaire des lieux imaginaires (11) d’Alberto Manguel et Gianni Guadalupi. Qu’est-ce là, se demandent peut-être celles et ceux d’entre vous n’ayant pas encore la chance — le bonheur — de le posséder ? Eh bien, comme son titre l’indique, c’est un recensement de destinations où ni vous ni moi ne nous rendrons jamais autrement qu’en esprit. Si ce dictionnaire exclut l’exhaustivité, il n’en demeure pas moins d’une incroyable richesse. Piochés chez des auteurs comme René Barjavel, Julien Gracq, Jorge Luis Borges, Fedor Dostoïevski, Bram Stoker et tant d’autres, ces lieux sont mis en mots par ce duo avec le talent respectif qu’on leur connaît.
« LIÈGE
Dans l’océan Atlantique (à ne pas confondre avec Liège, en Belgique). Les habitants ressemblent en tout point aux Européens, sauf qu’ils marchent sur la mer sans couler, car leurs pieds sont en liège, ce qui leur vaut le surnom de Pieds-liégés. La ville de Liège elle-même est bâtie sur un gigantesque bouchon. » Lucien de Samosat, Histoire vraie, IIe siècle apr. J.-C. (3)
Les plus belles pages du vagabondage
Écrivains voyageurs, ces vagabonds qui disent le monde (12) est un magnifique panorama de ce que la littérature entretient avec l’errance. Cet ouvrage raconte comment les meilleurs écrivains ont rompu leurs attaches du ponton trop ennuyeux qu’était leur quotidien. Il leur fallait voguer d’une incertitude à une confirmation, comme du premier jet on passe à la réécriture. Quelques noms ? Blaise Cendrars, Jack London, Robert Louis Stevenson, et tous ceux dont il est question dans cet article… la crème.
« Les plus impatients — sans même avoir un diplôme en poche — partirent avec un sac léger, la tête pleine d’images exotiques, sur les traces des livres qui les avaient tenus éveillés au cours de nuits agitées, s’appropriant l’adage de Gérard de Nerval : ‘‘Je voyage pour vérifier mes rêves.’’ Les moins pressés attendirent d’avoir parcouru le monde et de s’en être rassasiés pour livrer au lecteur son usage et donner à partager leur émerveillement. »
L’aventure, ça me botte !
Je m’étais mis quelques biscuits de côté pour alimenter mon article, comprenez une bonne quinzaine de livres louchant vers la vingtaine. Et voici qu’au moment d’en boucler la deuxième partie, j’ouvre celui de Francis Lacassin pour constater que sa présentation des auteurs (Untel ou…) avait devancé la mienne avec treize ans d’avance ! Tant pis, j’espère qu’on ne considérera pas le fait d’être en retard sur une bonne idée comme un plagiat, quand ça n’a pas été fait sciemment. Si par extraordinaire un de ses proches me lit, qu’il prenne cette coïncidence comme un hommage posthume d’abord involontaire à son travail, puis sincère après l’avoir lu, car son bouquin est excellent.
L’aventure en bottes de sept lieues (13), je le recommande donc sans une once d’hésitation. Quand une plume érudite s’ingénie à retracer des parcours d’aventuriers en les truffant d’anecdotes horribles ou désopilantes, intrigantes comme inattendues, et qu’elle fait revivre ces gens plein d’audace avec un tel allant qu’on croirait les voir franchir le seuil de notre maison à l’instant où ils sont évoqués, il serait plus que dommage de bouder son plaisir. Laissez donc Albert Londres ou Joseph Kessel s’installer à vos côtés le temps de cette lecture. Laissez la magie se pavaner. Vous ne regretterez pas d’avoir saisi ce qui les animait.
Albert Londres ou le justicier sans frontières
Avant lui, le grand reportage était le privilège de diplomates ou d’économistes manqués, obsédés par le souci de pontifier, vulgariser ou poser. Ils délivraient en un style guindé, grave, pédant, de véritables rapports truffés de chiffres et propos officiels, ornés de description de la faune et de la flore, le tout couronné d’appréciations hagiographiques à destination des diverses autorités ayant facilité le beau voyage. […] Dans cet univers de serre, de musée et de manuels scolaires, Albert Londres fit circuler l’oxygène, la vie. D’une réalité pesante, il faisait jaillir l’instantané poétique, l’image transposée par son regard. À la place de la description encyclopédique, l’impression. »
Et pour finir, de la poussière…
Parfois, parler à quelqu’un de ce qu’il n’a pas pu accomplir lui procure l’envie de le réaliser. Enfin. Ainsi, lui raconter un voyage peut-il lui donner le signal du départ vers ce qu’il lui est encore possible d’être… Tous ceux que j’ai cités n’ont finalement me semble-t-il rien évoquer d’autre, chacun à leur manière, que deux sortes de poussière : celle qui s’accumule sur nos habitudes figées, et celle des chemins, qui volète derrière nous tandis qu’on se dirige vers le destin qui forge les voyageurs.
Alors voyagez, et laissez au monde la poussière de vos mots…
Sources de cet article
- https://www.cieletespace.fr/actualites/les-pas-d-armstrong-sur-la-lune-sont-toujours-la
- L’usage du monde, Nicolas Bouvier, Éditions Payot – Petite Bibliothèque Payot.
- Journal d’Aran et d’autres lieux, Nicolas Bouvier, Éditions Payot & Rivages – Petite Bibliothèque Payot.
- Big Sur, Jack Kerouac, Éditions Gallimard.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Sylvain_Tesson
- Éloge de l’énergie vagabonde, Sylvain Tesson, Éditions des Équateurs – Pocket.
- Si, Rudyard Kipling, Éditions Gallimard jeunesse.
- Aziyadé, suivi de Fantôme d’Orient, Pierre Loti, Éditions Folio.
- Les Désenchantées, Pierre Loti, Éditions Actes Sud.
- Pêcheur d’Islande, Pierre Loti, Éditions Folio.
- Dictionnaire des lieux imaginaires, Alberto Manguel et Gianni Guadalupi, Éditions Actes Sud.
- Écrivains voyageurs, ces vagabonds qui disent le monde, Laurent Maréchaux, Éditions Arthaud.
- L’aventure en bottes de sept lieues, Francis Lacassin, Éditions du Rocher.
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