Apprendre & Pratiquer le métier d'écrivain

Les mots rares rendent-ils un texte plus littéraire ?

La rareté des mots confère-t-elle toute sa littérarité à un texte, ou bien est-il préférable d’en choisir de plus usuels, collant étroitement à qui nous sommes, afin de mieux imposer notre pensée littéraire ? Piocher dans un champ lexical nous permet d’en extraire quelques pépites ne garantissant pas toujours d’enrichir notre écriture, ni d’être en accord avec notre essence d’écrivain, aussi un tri peut-il s’avérer judicieux…

Comment ne pas être un faussaire littéraire

Abrégé de littérature

Dans le tableau des abréviations d’un dictionnaire, on trouve « littér. » pour désigner « un mot qui n’est pas d’usage familier, qui s’emploie surtout dans l’usage écrit et soutenu ». Parmi ceux-là, il m’est comme tout le monde arrivé d’en utiliser sans me soucier de leur « statut littéraire » : gourmander, thuriféraire, adamantin, drolatique, plèbe, insincère, purpurin, sicaire, zélateur, matutinal, etc. Cependant, pour d’autres termes m’étant moins familiers, j’ai parfois eu des hésitations à m’en servir, jusqu’à y renoncer : je n’entendais, ou ne reconnaissais pas ma « voix écrite », quand je me relisais. Bien que sachant ce qu’ils signifiaient, il ne m’était pas suffisamment naturel d’y recourir pour que je le fasse en toute aisance.

La théorie musicale des mots

Au-delà du sentiment de frustration de devoir suspendre son geste vers ce qui nous est accessible, une question se pose : pourquoi cette réticence ? Et son corollaire : l’écriture littéraire peut-elle faire l’économie des mots censés la caractériser ? J’ai une théorie à ce sujet que nulle étude ou avis autorisé d’aucune sorte ne viennent à ma connaissance étayer ou contredire, juste un ressenti personnel s’appliquant à mon écriture. Cette théorie voudrait que l’emploi de certains mots dans certaines phrases ne corresponde pas à notre propre musicalité littéraire, à ce qui fait notre identité lexicale, si l’on va par là.

Quand le cadavre n’est pas ressemblant

Vous avez sûrement entendu dire de quelqu’un : « ce ne sont pas ses mots », sous-entendu il ne s’exprime pas ainsi d’ordinaire, et cela s’entend. Ça sonne faux. Le genre de réserve également émise dans une intrigue où l’on retrouve un cadavre un peu trop bien suicidé dont les proches ont  un doute quant à l’authenticité de la lettre qui expliquerait son geste, puisque là encore, ce ne sont pas ses mots. Dans le second cas, cela sert ladite intrigue ; dans le premier, ça peut desservir l’écrivain. Ce constat n’explique pas seul la frilosité éprouvée à l’égard d’un mot, mais éclaire pour une part l’attitude circonspecte qu’il peut nous inspirer.

L’évolution littéraire par la compréhension

Le potentiel littéraire instable

Il est aussi possible d’estimer que des mots sont hors de portée de nos moyens intellectuels du moment, il n’est qu’à les essayer pour s’en apercevoir. S’il y a toujours un potentiel qui miroite dans un terme qu’on n’a jamais expérimenté, l’exploiter réclame parfois une disposition d’esprit dont on est dépourvu pour une raison ou une autre. Je songe notamment au fait que notre compréhension des choses est sans cesse en évolution, et que notre bagage littéraire s’étoffe au fil des jours. Le mouvement intellectuel en découlant, même s’il s’avère régulier, n’est pas forcément stable, entre ce que nos acquis nous permettent et ce que l’absence de maîtrise d’autres savoirs nous interdit.

L’élasticité du talent

Le choix d’un mot ne s’effectue donc pas uniquement en fonction de l’étendue de notre vocabulaire, mais aussi par rapport à la capacité qu’on a de l’intégrer à notre discours, aux nouvelles possibilités se présentant à nous à mesure que les années passent. Les écrivains remarquables par leur style possèdent une identité littéraire le plus souvent précoce. C’est ce cadre qui est le stabilisateur de leur écriture en même temps qu’il autorise des tâtonnements en son sein. Ne voyez pas dans « cadre » la notion de limites, mais celle d’un espace d’expression sécurisé. Une fois qu’un auteur est parvenu à tracer les contours  – élastiques – du territoire qu’il souhaite explorer, il lui revient d’y évoluer dans tous les sens du terme, et ce jusqu’à atteindre la plénitude de son talent.

La lumière littéraire

Les écrivains dont nous allons parler à présent sont parvenus à ce stade où l’art littéraire dont ils font preuve s’apprécie plus pour sa finesse que pour son ostentation. La beauté d’un texte réside autant dans ce qui est écrit que dans ce qui est suggéré ; dans sa brillance comme dans ce que, tapi dans l’ombre des non-dits, elle éclaire. Je vous laisse en juger en vous remettant à l’esprit, dans une version augmentée, l’extrait dont j’avais mystèrieurisé l’auteur la fois d’avant. Mais si voyons, « mystèrieuriser », ce verbe du quatrième groupe signifiant « entourer de mystère »  dont on se demande encore pourquoi je suis le seul à l’utiliser. J’ai sélectionné par ailleurs différents passages d’auteurs sur lesquels je reviendrai en détail la fois prochaine…

« Ils sillonnèrent pendant des semaines les terres frontalières à la recherche d’un signe des Apaches. Déployés sur cette plaine ils se déplaçaient dans une perpétuelle élision, agents consacrés du réel, partageant le monde qu’ils rencontraient et laissant pareillement éteint sur le sol derrière eux ce qui avait été et ne serait plus. Cavaliers fantômes, pâles de poussière, anonymes dans la chaleur crénelée. Avant tout on eût dit des êtres à la merci du hasard, élémentaires, provisoires, étrangers à tout ordre. »

Méridien de sang, Cormac McCarthy, éditions de l’Olivier.

Des mots hors de la cadence du monde

Tout le bouquin de McCarthy est du même tonneau. L’intensité de ce livre est donc facilement mesurable à l’aune de cet extrait. Sa densité ne pardonnera rien au lecteur impatient qui perdra forcément quelque chose d’inestimable en ne voulant connaître que l’histoire sans s’attarder sur la préciosité des fils qui la nouent. La frénésie peut bien s’emparer du monde, il ne tournera qu’à votre rythme lors d’une lecture ; songez quel pouvoir c’est sur une société nous commandant d’aller chaque jour plus vite – mais vers quoi ? Alors quand des passages, quel qu’en soit l’auteur, respirent la littérature à s’en étourdir, prenez le temps d’en savourer chaque mot comme s’il était condamné à être retiré des dictionnaires à jamais. L’auteur vous en aura remercié à l’avance en les ayant écrits, et vous lui en saurez gré plus tard, lorsque ces mêmes mots aborderont les rivages de vos textes après avoir tranquillement navigué sous vos yeux jusqu’à votre mémoire qui vous les restituera en temps utile.

Extraits

 « J’aime cette frissonnante corvée dans la fraîcheur humide, dans l’ombre silencieuse où s’enveloppent les objets familiers, à qui la brusque ouverture des volets va donner leur douche de lumière. Il n’est pas d’heure qui exalte mieux les odeurs, qui rende les doigts plus sensibles au grain des choses, légèrement soulevé, comme la chair de poule sur vos jambes. P134

Qui j’ose aimer, Hervé Bazin, éditions Le Livre de Poche.

« Oui bien sûr, j’ai voulu croire, fausse naïve, qu’un enfant sans père me donnerait cet ancrage si longtemps cherché, sans le savoir, du côté d’Eglantine mais reprend en dedans de moi ce remuement de labours retournés, cette luisance grasse et tressautante, de l’écume de terre gicle et roule sous le soc étrave, un bondissement sans cesse retombe et se tasse, un centre s’écarte, sous le sol travaillé des architectures souterraines s’effondrent en silence. »

Un si joli petit livre, Claude Pujade-Renaud, éditions Actes Sud.

« Le hall est dallé de marbre et d’échos sonores de talons ferrés, semé ici et là de fissures et d’embus de silence dus aux chaussures plus modernes à semelle de crêpe. La dentelle des stucs élégamment plissée est gâtée par des cicatrices mal dissimulées de replâtrages et de divers travaux. Les petites plaques en laiton patiné des boîtes aux lettres portent des noms gravés, à moitié effacés – sans doute par les regards innombrables et quotidiens d’occupants languissant dans l’attente inquiète du courrier. »

Soixante-neuf tiroirs, Goran Petrović, éditions Le Serpent à Plumes.

« Ce n’était donc pas tant vers la terre que se dirigeait mon regard, mais là-haut, où se célébrait le mystère de l’immobilité absolue. Le Pendule me disait que, tout se mouvant, le globe, le système solaire, les nébuleuses, les trous noirs et toute la postérité de la grande émanation cosmique, depuis les premiers éons jusqu’à la matière la plus visqueuse, un seul point demeurait, pivot, cheville, crochet idéal, permettant à l’univers de se mouvoir autour de soi. »

Le Pendule de Foucault, Umberto Eco, éditions Grasset.

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