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Procédés pour créer la magie littéraire

Percevoir la dimension littéraire d’une phrase ne suffit pas pour deviner les procédés utilisés par l’auteur. Cet article va être consacré à l’étude d’extraits de textes afin d’en examiner les mécanismes. Il est toujours instructif de s’intéresser à la façon dont un auteur s’ingénie à rendre le lecteur captif de son art par des procédés littéraires. De comprendre comment il fabrique des appâts que l’on dévore pour se diriger vers le plus merveilleux des pièges qu’est une bonne histoire…


Les petits bruits littéraires du hall

 « Le hall est dallé de marbre et d’échos sonores de talons ferrés, semé ici et là de fissures et d’embus de silence dus aux chaussures plus modernes à semelle de crêpe. »
Soixante-neuf tiroirs, Goran Petrović, éditions Le Serpent à Plumes.

Le renoncement des cerveaux immobiles

Inutile que je remette ce passage de Soixante-neuf tiroirs dans son entièreté, car mes commentaires le concernant ne s’appuient que sur la première phrase. Si jamais vous vous demandiez si j’étais payé à la ligne, vous avez votre réponse.

Grâce au terme « embus », cette phrase illustre à la perfection un des points abordés dans mon article précédent : le renoncement   – définitif ou provisoire – à l’emploi d’un mot en dépit de l’attrait qu’il exerce sur soi. Voici la définition de celui qui nous intéresse ici, et dont j’ignorais l’existence jusqu’à ce que je lise ce roman : « Embu : ton, aspect terne d’une peinture à l’huile après séchage. »

 Pour rappel, ma théorie est de considérer  que le choix de ne pas utiliser un mot ou de différer son usage est dicté par la difficulté à l’intégrer à notre identité lexicale. Bien entendu, celle-ci n’est pas figée dans la mesure où notre pensée ne l’est pas. Au fond, bien souvent, l’immobilisme intellectuel nous condamne à abandonner l’objectif qu’on s’était fixé.

En ce sens, je n’ai pas renoncé, puisque j’ai tellement l’esprit en mouvement que je devrais percevoir des frais de déplacement. J’ignore si on pourrait y adjoindre une prime pour traiter ma modestie chronique.

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Construire une image à l’aide de sons-matériaux

Lorsque j’ai découvert ce mot et avec quelle finesse il contribuait au bel équilibre « acoustique » voulu par l’auteur, son potentiel m’a aussitôt séduit. On le serait à moins compte tenu de l’habileté avec laquelle Goran Petrović l’exploite, l’incluant dans une combinaison inattendue servant à merveille son propos.

Ainsi, non seulement les « embus de silence » répondent-ils élégamment aux « échos sonores », mais ce à quoi sont rattachés ces sons-là est immédiatement identifiable : deux modèles de chaussures différents. Leur description par le biais de la particularité des sons qu’elles rendent permet de matérialiser ces derniers à la manière dont l’a souhaité l’auteur : des sons-matériaux qui dallent le sol du hall. Ou quand l’ingéniosité rencontre le talent.

La magie littéraire

Ainsi garni du bruit des talons ferrés donnant l’impression de s’envoler vers le plafond dans une nuée de claquements et de celui, assourdi jusqu’à l’abstraction, des semelles de crêpe recouvrant le marbre d’une patine de silence, le hall vit et vibre au gré des pas dans notre imagination. Je le répète : comment ne pas être conquis par tant d’originalité dans la mise en mots d’une idée et ne pas envisager que, parmi ces derniers, celui qu’on vient de découvrir pourrait bien se glisser un jour ou l’autre dans notre écriture ? C’est tentant.

Ce qu’il y a de trompeur est que subitement ébloui par la magie d’une phrase on pense pouvoir la reproduire par la seule grâce de ce terme-là. Comme s’il possédait un pouvoir ensorceleur alors qu’il n’est qu’un des ingrédients dont on finit par s’apercevoir qu’il n’entre pas dans la composition de nos propres formules, de nos habituelles incantations littéraires…

À ce jour, je ne suis donc pas parvenu à m’approprier cet « embu » avec l’aisance en permettant le meilleur usage, mais je ne désespère pas, si l’occasion se présente et que son emploi se justifie, d’y arriver !

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Accordailles textuelles et rapiéçages lexicaux

La recette d’une écriture cohérente

Peut-être connaissez-vous le mot « accordailles », un terme désignant autrefois les fiançailles ? Pour l’anecdote,  je suis tombé dessus la première fois dans un livre de recettes de cuisine à la rubrique « Les bonnes accordailles », destinée à  savoir comment assortir au mieux mets et vins. Oui, je suis un écrivain qui a de la bouteille.

Pour effectuer un parallèle d’une hardiesse sans pareil, et par la même occasion revenir au problème qui nous occupe, je dirais qu’il nous faut accomplir des accordailles textuelles afin qu’un mot nouvellement appris s’insère avec cohérence dans notre écriture.

Faites trembler les murs de votre bureau

Sans obligatoirement vous enflammer les poumons à l’égal d’un Flaubert dans son gueuloir, une lecture de votre texte à haute voix, pour ne pas dire à voix forte, pourra en révéler les failles. Ce n’est pas la première fois que je rappelle cet exercice dépassant le stade de l’intellectualisation de notre écriture, mais ma foi, il demeurera valable tant que les humains seront pourvus de cordes vocales.

À ce sujet, ce cher Gustave disait ceci : « Les phrases mal écrites ne résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie. » Il parlait d’or. Si vous achevez de lire un paragraphe à bout de souffle et au bord de la tachycardie, il faudra songer à apporter quelques rectifications à votre prose. Et, accessoirement, consulter un bon médecin.

Petit plat, harmonie sémantique et cabine d’essayage

Évidemment, un mot qui n’est pas à sa place ou se trouve trop à l’étroit entre deux autres n’explique pas toujours le côté dysfonctionnel d’un texte. Mais de la même façon que des vins gâtent plus la saveur d’un plat qu’ils n’en flattent le goût, certains mots mal assortis à une phrase nuisent à sa musicalité.

Le seul moyen de s’en rendre compte est d’essayer ces mots, comme on dit d’un vêtement qu’il faut le voir porté pour juger de l’effet qu’il produit. Sur le cintre, il est superbe ; sitôt enfilé, il ne va pas du tout avec la veste ou jure effroyablement avec le pantalon. C’est pourquoi nous devons avoir dans un coin de notre esprit une sorte de cabine d’essayage d’où nos textes n’auront le droit de sortir qu’après avoir été examinés sous toutes les coutures.

Cela dit, ne tirez pas de conclusions hâtives quant à la qualité littéraire d’un écrivain si le jour où vous croisez sa route il est mal fagoté !

L’ouverture des volets sur l’écriture littéraire

« J’aime cette frissonnante corvée dans la fraîcheur humide, dans l’ombre silencieuse où s’enveloppent les objets familiers, à qui la brusque ouverture des volets va donner leur douche de lumière. Il n’est pas d’heure qui exalte mieux les odeurs, qui rende les doigts plus sensibles au grain des choses, légèrement soulevé, comme la chair de poule sur vos jambes. »
Qui j’ose aimer, Hervé Bazin, éditions Le Livre de Poche.

Une palette de mots

Pas de quoi compulser frénétiquement un « Dictionnaire des mots rares et précieux » pour comprendre un tel paragraphe, n’est-ce pas ?  Il est plus accessible que la notice de montage d’un bilboquet. Une boule, un trou, une ficelle, et hop ! Sujet, verbe, complément, ou presque… et hop.

Aucun mot dans ces lignes de Bazin ne sonne plus littéraire que ceux qu’on emploierait pour raconter notre dernière visite chez un vendeur de parpaings, rien de plus élaboré que « Alors je lui ai dit, mettez m’en deux palettes ! », si l’on veut forcer le trait. Et c’est parce que ces deux phrases brûlent de l’inextinguible brasier où se consument les mots simples que sa littérarité nous embrase.

Bazin ou l’ordinaire magnifié

La faculté qu’a Bazin de magnifier une scène ordinaire avec une trompeuse simplicité me stupéfait. Il nous fait comprendre les cachotteries du vocabulaire en les extirpant de l’obscurité où elles se réfugiaient pour les soumettre à la clarté de sa plume. Cette douche de lumière inondant la pièce pour nettoyer les objets de leurs ombres s’impose comme allant de soi en entrant à flots dans son texte.

C’est tout l’art d’une écriture maîtrisée à la perfection et que nul hasard ne permet d’élever jusqu’à sa cime. Car comme nous allons le voir, il est préparé, ce moment où cette lumière qu’on devine intense, voire aveuglante, va envahir la pièce.

Entrebâillés ou grands ouverts ?

D’abord, Bazin nous présente les objets familiers comme s’ils étaient en quelque sorte hors d’atteinte ; cette ombre silencieuse qui les enveloppe a des allures de forteresse invisible, mais bien présente. Puis c’est à la brusque ouverture des volets que la lumière doit de pénétrer dans la maison et d’en chasser les ténèbres avec une forme de violence magnifique ; retirez cet adjectif, et cette phrase s’éteint. J’exagère, bien entendu, mais vous comprenez ce que je veux dire. Enfin, j’espère.

Tenez, autant l’avoir sous les yeux pour saisir quel manque ce serait : « J’aime cette frissonnante corvée dans la fraîcheur humide, dans l’ombre silencieuse où s’enveloppent les objets familiers, à qui l’ouverture des volets va donner leur douche de lumière. » Sûrement tomberons-nous d’accord pour constater une forte diminution de la puissance du jet de douche, là, non ? Presque comme si on n’avait fait que les entrebâiller, ces volets.

Sans brusque : entrebâillés. Avec brusque : grands ouverts. Ah, c’est pas bien compliqué la littérature, finalement ! Samedi prochain, nous continuerons à nous simplifier les choses en nous penchant sur l’extrait de Claude Pujade-Renaud, entre autres mignardises.

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Articles composant ce dossier sur l’écriture littéraire :
1 – Enrichir son vocabulaire
2 – Le mot difficile dessert-il la littérature ?
3 – Les mots rares rendent-ils un texte littéraire ?