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Comment écrire un monologue intérieur

Le monologue intérieur est une technique narrative puissante permettant à l’auteur de sonder l’âme humaine et partager l’intimité du personnage avec ses lecteurs, elle reste cependant délicate à utiliser.

 

Genèse d’une technique littéraire

James Joyce a expliqué combien pour son fameux monologue de Molly Bloom, qui clôt Ulysse, il était redevable à Édouard Dujardin d’avoir initié une nouvelle façon d’écrire dans Les lauriers sont coupés (1887) :

« Le lecteur se trouvait, dans Les lauriers sont coupés, installé, dès les premières lignes, dans la pensée du personnage principal, et c’est le déroulement ininterrompu de cette pensée qui, se substituant complètement à la forme usuelle du récit, apprenait au lecteur ce que fait ce personnage et ce qui lui arrive. » (Joyce, cité par Bernard Croquette dans le Dictionnaire des genres et notions littéraires, Encyclopaedia Universalis, Éditions Albin Michel).

Celui dont Joyce tressa les lauriers

Pour mieux comprendre ce qui frappa l’écrivain irlandais, autant lire un extrait de l’œuvre qui l’inspira :

« Car sous le chaos des apparences, parmi les durées et les sites, dans l’illusoire des choses qui s’engendrent et qui s’enfantent, et en la source éternelle des causes, un avec les autres, un comme avec les autres, distinct des autres, semblable aux autres, apparaissant un le même et un de plus, un de tous donc surgissant, et entrant à ce qui est, et de l’infini des possibles existences, je surgis […] ».

Les lauriers sont coupés, Édouard Dujardin, Éditions Flammarion

Quelques autres exemples de monologues intérieurs

Le souffle inextinguible de Molly Bloom chez James Joyce

«  […] il a dit que j’étais une fleur de la montagne oui c’est ça nous sommes toutes des fleurs le corps d’une femme oui voilà une chose qu’il a dite dans sa vie qui est vraie et le soleil c’est pour toi qu’il brille aujourd’hui oui c’est pour ça qu’il me plaisait parce que j’ai bien vu qu’il comprenait qu’il ressentait ce que c’était qu’une femme et je savais que je pourrais toujours en faire ce que je voudrais alors je lui ai donné tout le plaisir que j’ai pu jusqu’à ce que je l’amène à me demander de dire oui… »

Extrait du monologue de Molly Bloom, dans Ulysse (1922), de James Joyce.

À noter que ce soliloque compte 25 000 mots n’acceptant en guise de ponctuation qu’un point final, celui du roman en l’occurrence !

La quête chez Samuel Beckett

« Cette fois-ci, puis encore une je pense, puis c’en sera fini je pense, de ce monde-là aussi. C’est le sens de l’avant-dernier. Tout s’estompe. Un peu plus et on sera aveugle. C’est dans la tête. Elle ne marche plus, elle dit, Je ne marche plus. On devient muet aussi et les bruits s’affaiblissent. À peine le seuil franchi c’est ainsi. C’est la tête qui doit en avoir assez. De sorte qu’on se dit, J’arriverai bien cette fois-ci, puis encore une autre peut-être, puis ce sera tout. C’est avec peine qu’on formule cette pensée, car c’en est une, dans un sens. Alors on veut faire attention, considérer avec attention toutes ces choses obscures, en se disant, péniblement, que la faute en est à soi. La faute ? C’est le mot qu’on a employé. »

Extrait de Molloy, Samuel Beckett, Les Éditions de Minuit

Le ressac des pensées chez Virginia Woolf

« Je voltige entre le dur visage de Suzanne, et celui de Rhoda, si vague ; je bondis comme une de ces flammes qui courent dans les crevasses du sol ; je remue ; je danse ; je ne cesse jamais de remuer et de danser. Je remue comme la feuille qui remuait jadis dans la baie, et m’effrayait quand j’étais enfant. Ma danse se projette sur ces murs impersonnels, ces murs rayés, ces murs blanchis à la chaux et bordés d’une plinthe jaune, comme la lueur du feu sur le couvercle d’une théière. Je prends feu, même sous les yeux froids des femmes.  »

Extrait de Les vagues, Virginia Woolf,  Folio classique

Comment définir la nature d’un enfouissement qui s’exprime

Dujardin écrivit dans un essai au sujet de son invention littéraire :

« Le monologue intérieur  est […] le discours sans auditeur et non prononcé, par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l’inconscient, antérieurement à toute organisation logique… »

Bernard Croquette estime toutefois caduque cette description faite par Dujardin : « Et, surtout, il semble illusoire de définir le monologue intérieur par son contenu […] C’est par des traits formels (ou par la disparition de certains traits) que l’on essaiera bien plutôt de déterminer la spécificité du monologue intérieur : (l’) absence de toute marque manifestant l’intervention de l’auteur… ».

Louis Timbal-Duclaux parle « d’une série de phrases décousues où la pensée va d’idée en idée, sans lien logique… » (Le travail du style littéraire, Louis Timbal-Duclaux, Éditions Écrire Aujourd’hui).

Gérard Genette, s’appuyant sur ce que Joyce avait distingué chez Dujardin, s’est quant à lui chargé de le renommer : « […] c’est-à-dire la définition la plus juste de ce que l’on a assez malencontreusement baptisé le « monologue intérieur », et qu’il vaudrait mieux nommer discours immédiat : puisque l’essentiel, comme il n’a pas échappé à Joyce, n’est pas qu’il soit intérieur mais qu’il soit d’emblée (« dès les premières lignes ») émancipé de tout patronage narratif, qu’il occupe d’entrée de jeu le devant de la « scène ».» ( Figures III, 1972).

Débarrassé des entraves ordinaires que sont la construction et la logique, la ponctuation ou l’utilisation d’un style identifié, l’auteur s’effacera devant un texte qui, dépouillé de ses artifices, ne l’incarnera plus. Croquette résume parfaitement cette volonté de laisser s’élever cette voix ne sortant ni tout à fait de la bouche, ni tout à fait de l’esprit, ni tout à fait du cœur, mais de l’enfouissement dans laquelle elle est nichée en même temps qu’il la constitue : « […] le romancier se dessaisit de ses pouvoirs au profit de son personnage. »

 

De l’immobilité du monologue intérieur 

Si nous avons à présent tous une idée — pas forcément la même — de ce qu’est un monologue intérieur, il n’est pas certain que chacun d’entre nous en use avec le discernement nécessaire. Il est même possible que nous l’utilisions de façon contreproductive, freinant l’évolution de notre récit. Louis Timbal-Duclaux nous met ainsi en garde contre un de ses travers : «  De fait, le plus grand reproche qu’on peut faire au monologue, c’est qu’il est statique. Certes, il révèle un état d’esprit du personnage, mais ne fait pas avancer l’action, ne montre pas la transformation de son esprit, ce qui serait normal. »

On sera d’accord avec lui ou non, selon que l’on considère les développements de l’esprit comme sa transformation ou pas, ce qui est un autre sujet ; mais l’action pure se figera certainement dans l’expression de la pensée la plus intime chère à Dujardin.

On voit donc qu’il existe des cas où son emploi se révèle judicieux et d’autres où il serait plus sage d’opter pour une autre approche que cette forme si particulière du dialogue. Si elle peut se révéler riche de potentiel pour étoffer le côté psychologique d’un personnage, en ce sens qu’elle permet d’accéder à ses pensées sans qu’aucun élément extérieur ne les parasite, il faut quand on y recourt en respecter la cohérence.

Parle pas tout seul, je suis là !

Une erreur à éviter, quand on se place dans le cadre d’une nouvelle ou d’un roman, est de faire soliloquer un personnage alors qu’il se trouve en présence d’un autre. L’interaction avec ce dernier exclut de fait le monologue, sauf dans le cas d’un personnage présentant des troubles mentaux tenant un « discours interne à voix haute » en présence d’un tiers. Ce procédé est en revanche parfaitement adapté au théâtre, lorsque deux comédiens occupent la scène et que l’un deux, semblant ne s’adresser à personne en particulier, prend en fait le public à témoin afin de créer une complicité sans altérer le rythme de la pièce qui au contraire s’en nourrit. Ce qui fonctionne quand une proximité physique existe avec les personnes auxquelles ce monologue est destiné tombe le plus souvent à plat sur le papier, puisque ne se justifiant pas.

Le monologue intérieur, ou parler dans le vide pour le remplir

On l’aura compris, l’emploi du monologue dans un récit est affaire de contexte, comme lorsqu’il s’insère dans une situation particulière et provoque la solitude provisoire ou non du personnage. Partant de là la seule question qui vaille est de savoir quel plus cela peut représenter pour votre histoire.

Je l’ai évoqué plus haut, c’est notamment un excellent moyen de cerner la psychologie d’un personnage, ou d’en circonscrire un aspect particulier. Par exemple, si on voulait expliquer la jalousie d’un homme allant jusqu’à tuer un ami supposé à tort d’être l’amant de sa femme, « écouter » une « auto-conversation » du tueur ne serait pas dénué d’intérêt. Cela permettrait de dresser un portrait en même temps qu’on propose un cheminement ayant amené une vision faussée de la réalité. De combler par cette sorte de mise à nu de la littérature quelque fossé où croupit une incompréhension.

À chacun bien sûr d’explorer son sujet de prédilection par ce biais, et de ne parler qu’à lui-même de ce qu’il veut faire entendre aux autres…

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