Apprendre & Pratiquer le métier d'écrivain

Le rythme, deuxième partie

Le tempo, en écriture, est cette alternance de longueur de phrases, de paragraphes, de description, de jeux avec ponctuation, qui tantôt nous donne de savourer une scène, tantôt de nous y mener sans attendre.

Après 1984, et La route, les deux romans m’ayant servi à illustrer le rythme en littérature dans la première partie de cet article à l’aide d’une paire de cymbales ponctuant mes efforts opiniâtres (l’un n’empêche pas l’autre. Non mais.), je vous propose que nous repartions à petites foulées et sans perdre la cadence vers une seconde partie où cette fois-ci nous trotterons aux côtés de Kent Haruf, auteur du fabuleux Nos âmes la nuit :

Ils habitaient à un pâté de maisons l’un de l’autre dans Cedar Street, le plus vieux quartier de la ville, où des ormes, des micocouliers et un érable solitaire poussaient le long du trottoir en bordure des pelouses vertes qui s’étendaient jusqu’aux bâtisses à deux étages. Il avait fait chaud dans la journée, mais là, avec le soir, la fraîcheur était tombée. Addie remonta le trottoir sous les arbres puis tourna dans l’allée de Louis.

Quand Louis vint ouvrir elle demanda : Pourrais-je entrer vous parler de quelque chose ?

(Nos âmes la nuit – Kent Haruf – Éditions Robert Laffont).

Le rythme en trois leviers

Prenons le frais sous les micocouliers

Nous voici en présence d’un changement de rythme subtil, et qui dans cet extrait actionne trois leviers au cours du chapitre d’introduction. Le premier repose essentiellement sur une description agrémentée d’un point météorologique succinct, et voilà un décor planté de façon on ne peut plus classique tout en étant plaisante. Pour tout dire, on s’y sentirait bien à l’ombre des micocouliers dont je me demande encore à quoi ça peut ressembler. C’est un passage où l’on prend le temps d’exposer le cadre. Que se passe-t-il dans cette scène ? Rien d’extraordinaire. Addie, une dame dont on apprend deux pages plus loin qu’elle est septuagénaire, va rendre visite à Louis, son voisin. Cette première partie est assez longue (presque cinq lignes) et prend fin au moment où Addie emprunte l’allée menant chez lui. Enfin Louis. Ça commence bien, tiens.

Si on causait ?

Le deuxième levier est donc activé quand elle quitte la partie ombragée pour se diriger vers la maison de Louis. Le décor de la route bordée d’arbres n’est désormais qu’un arrière-plan n’ayant plus beaucoup d’importance. Il a joué son rôle consistant à préparer le changement de rythme s’effectuant au moment où Louis lui ouvre et quand elle lui pose son début de question (elle ne dit pas encore de quoi il s’agit). La différence de rythme s’opère ainsi, en douceur, la scène descriptive évoquant essentiellement la nature qui embellit le quartier étant à peine évacuée, on glisse vers l’amorce d’une conversation.

Le mécanisme du rythme

Le rythme s’articule tel un mécanisme qui s’enclenche au moment où Addie et Louis sont mis en présence l’un de l’autre pour ce qui semble être une visite surprise, et de fait, comme on l’apprend par la suite, c’en est une. Elle n’était pas invitée. Mais elle a pris une décision dont on aura connaissance une page et demie plus tard et qui déterminera toute la suite de l’histoire. Il a suffi d’une introduction ressemblant à une balade tranquille en début de soirée qui nécessite pas loin de cinq lignes, jusqu’à une seule phrase lui faisant écho afin que les choses s’accélèrent soudainement.

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L’accélération des enjeux et la rupture du rythme

Quand le rythme accélère les enjeux

En tout, le premier chapitre de ce roman ne compte même pas quatre pages. Une fois la première à peine achevée, l’auteur pousse un troisième levier pour que les raisons de la proposition pour laquelle Addie s’est déplacée afin de discuter avec Louis soient connues. Cela se passe naturellement par une discussion au cours de laquelle l’écrivain peaufine les enjeux de son récit à travers quelques répliques brèves et qui demandent réflexion de la part de l’homme. Dialogue oblige, l’accélération se poursuit de façon si évidente qu’on ne se rend même pas compte que ce troisième changement de rythme s’est mis en place, ce qui est pourtant le cas. Le jeu des questions et des réponses possède sa propre allure entre l’alternance du souhait principal formulé par Addie et des réponses ou des interrogations plus ou moins longues qu’il suscite.

Le tempo graduel du texte

Kent Haruf a utilisé avec bonheur l’une des stratégies sinon les plus simples, du moins celle lui permettant de parvenir à atteindre son objectif. Il a augmenté graduellement le tempo de son texte par l’emploi de phrases dont la longueur est savamment dosée. Elles traduisent toute l’énergie ou l’atmosphère du moment. Une situation banale, le déplacement d’Addie jusqu’à chez Louis ; la phrase qu’elle prononce quand il lui ouvre la porte comme elle le ferait d’une mystérieuse incantation magique lui donnant accès à la maison de cet homme dont on découvrira au fil des pages qu’elle n’en connaît pas grand-chose. Puis sa demande insolite qui installera un peu de nervosité et beaucoup de curiosité entre eux.

La fausse note volontaire

L’idée de départ de Kent Haruf est excellente, mais encore fallait-il trouver le rythme qui conviendrait le mieux pour la mettre en place. Quand on est happé par une histoire en un chapitre si bref, on peut dire que l’on a réussi son pari, non ? Si. Le mieux étant qu’il orchestre son récit avec une sobriété confinant souvent à la virtuosité dans laquelle il n’hésite pas à introduire délibérément une fausse note afin de faire sortir son histoire de ses rails à une cinquantaine de pages de l’ultime phrase. Avant cela, il introduit un nouveau personnage (un enfant), puis un quatrième (son père) qui sera responsable de ce brutal changement d’aiguillage.   

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L’impact des nouveaux personnages sur le rythme

Le lecteur comme élément du rythme

Au moment où ce père débarque dans le récit, la modification du rythme est essentiellement narrative. Haruf interrompt une forme de régularité qu’il avait jusque-là pris soin de bien mettre en place pour mieux, sinon la détruire, du moins déconstruire ce qu’elle avait de stable. Cet aspect du rythme est à ma connaissance celui ou l’un de ceux le moins mis à l’œuvre par rapport à la différence de la répétition des sons, la gestion des segments d’une phrase lui donnant sa cadence, la rapidité avec laquelle on délivre ses informations ou notre choix de les distiller au compte-gouttes, etc., bref cela revient à utiliser un ou plusieurs nouveaux protagonistes pour ébranler ce à quoi le lecteur s’était habitué. En ce sens, le lecteur devient un élément du rythme et de son altération. Oui, je sais, je ne suis pas l’ennemi des théories audacieuses.

Inspirez, expirez !

Inversement, dans Nos âmes la nuit, le personnage de l’enfant contribue à ce que le rythme établi par l’auteur soit consolidé. La raison en est simple : il s’y intègre de la même façon que des personnes respirant à l’unisson, chacun calquant inconsciemment son souffle sur celui de l’autre pour parvenir à un ensemble harmonieux. À contrario, le personnage du père rompt cet équilibre, son point de vue ne s’alignant pas sur le rythme existant avant son irruption dans l’histoire. Comptant toujours sur Antoine Albalat pour obtenir un soutien indéfectible, je me permets une fois encore de le citer : « Le goût profond du rythme dans les écrits vient sans doute de nos rythmes vitaux. […] Par le rythme, c’est la vie elle-même que le plus averti des écrivains réintroduit artificiellement dans l’écrit. »

Le rythme au cordeau

Mais… que vois-je ? Comme dans La route, il n’y a pas plus de tirets que de guillemets dans Nos âmes la nuit. Par contre, il y a des chapitres, 43 pour être exact, et afin d’être tout à fait précis, ils sont répartis sur 179 pages avec une longueur qui ne varie guère de l’un à l’autre. Si vous êtes en état d’effectuer une division approximative, ce dont je ne doute pas, vous comprendrez que Kent Haruf n’est pas du genre à s’attarder inutilement. Une fois dit ce qui lui paraît indispensable, et rien de plus, il passe à autre chose. De l’art de la continuité grâce à une répartition au cordeau.

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Le paragraphe, métronome de vos idées

Déterminez Le souffle de votre histoire

Le choix de la longueur d’un paragraphe participe du rythme et vous appartient. C’est une autre façon de trouver la respiration littéraire qui vous convient le mieux. Si vous souhaitez « prendre vos aises » pour que votre intrigue et vos personnages se déploient à une cadence plus ou moins élevée, cela ne pose aucun problème. Tant que chaque paragraphe comporte les idées que vous désirez y voir exposées, en prenant soin qu’aucune autre ne s’y greffe si elle dénature le chapitre tel que prévu au départ, votre contrat est rempli. Vous pouvez ainsi passer sereinement au suivant.

Brimade et courtoisie

Celui-ci peut être restreint à une page pourvu que ce dont il est supposé traiter ne souffre d’aucune étroitesse risquant de le priver d’un développement, aussi bref soit-il, lui retirant le sens que vous vouliez lui donner. Rien ne doit brimer votre esprit hormis la courtoisie de ne pas importuner votre lecteur par un mot n’ayant pas su tirer sa révérence à temps. On ne rajoute pas une note à une partition si la musique de vos pensées satisfait votre lecteur en l’état. Dans le rythme qui anime vos phrases, rien n’est figé, mais tout doit avoir une fin. Si jamais vous avez parmi vos connaissances un insatiable bavard d’un ennui tel que vos tympans en bâillent, je vous propose de lui suggérer la phrase précédente comme épitaphe.

Les coulisses du rythme

Qu’en pensez-vous, mademoiselle au balcon qui depuis le début de l’article ne cessez de me regarder à travers des jumelles de théâtre ? Pardon ? À quelle heure la pièce débute-t-elle ? Je vois. Brigadier, veuillez lui donner les trois coups de bâton qu’elle attend, vous m’obligeriez. Avant de tirer le rideau abritant les coulisses de la lenteur ou de la frénésie d’une scène voulues par l’auteur, les portes des phrases qui claquent dans un rire vaudevillesque ou les paragraphes au décor dépouillé pour faire la part belle à un monologue réflexif,  j’aimerais vous recommander, pour quitter le temps d’une biffure notre univers littéraire, la série Downton Abbey, qui en matière de rythme est très instructive.

Le bruissement rythmique de l’abbaye

Lors d’une conversation, entre deux gorgées d’un thé pris dans un salon tant paisible que somptueux, un sourire charmant brille encore du curare de la dernière perfidie qu’on vient de lâcher du bord des lèvres. Dans la cuisine où grouillent comme à l’intérieur d’une ruche valets et femmes de chambre, les coups de dards ne sont pas en reste. Le tout entre récit historique, romances, drames, trahisons et traits d’esprit décapants. Pour qui goûte les mets raffinés surtout s’ils sont relevés de dialogues épicés, Downton Abbey devrait vous séduire par son rythme enlevé, qu’il s’exprime de manière feutrée au creux d’un fauteuil de velours ou se reflète en éclats vifs dans le cuivre des cassolettes…