Apprendre & Pratiquer le métier d'écrivain

Auteur et lecteur : qui construit qui ?

Comment se représenter un lecteur autrement que par le biais d’une entité protéiforme ? La narratologie nomme narrataire le destinataire d’un texte. Il mêle souvent à notre discours intérieur son brouhaha d’acquiescements et de reproches sur notre paragraphe en cours ou nos idées en gestation. Trouble-fête ou aide de camp, tour à tour aristarque ou thuriféraire, le narrataire possède le regard extérieur d’une personnalité multiple.  Partant de là, dans quelle mesure l’auteur doit-il prendre en considération ce que ce lecteur, en tant que non-être fantasmé, désire ?

La place du narrataire

Devoir et pouvoir plaire

Il existe une version inhibitrice du narrataire, celle de laquelle on se dit qu’on devrait lui plaire plutôt qu’on pourrait lui plaire. Dans le premier cas, on pense devoir écrire pour satisfaire son point de vue ; dans le second, on se persuade que le nôtre, bien que différent du sien, soit tout aussi légitime. Si vous écrivez uniquement pour faire de la place aux idées de votre lecteur plutôt que de mettre les vôtres en avant, n’envisagez pas une seule seconde devenir écrivain. Préférez le métier de rapporteur : d’un projet de loi, d’un procès ou que sais-je d’autre, rien en tout cas où votre avis entre en ligne de compte.

Celui que le roman héberge

Cela ne signifie pas qu’aucun emplacement ne soit réservé au narrataire : le roman le construit en même temps qu’il l’héberge. Un texte s’organise en fonction de ce que l’auteur souhaite transmettre. Cela s’avérerait impossible s’il n’existait personne pour qu’un tel partage s’effectue. En ce sens, la fiction convoque le fictif – le narrataire virtuel. L’histoire inventée s’appuie sur l’idée qu’elle va être contée à ce lecteur aux mille visages dont on ne sait au fond que ce qu’on espère de lui : nous conforter dans la vision des choses dont nous le rendons destinataire et par-là, constitutif de notre inspiration.

De l’autocensure à la compromission

Il y a dans le langage silencieux entre l’écrivain et le lecteur une part de confrontation d’opinions. Cet échange nourrit l’auteur à condition qu’il ne se fasse pas dévorer par ce qu’il lui semble convenable de concéder. Il faut se méfier du premier pas menant à l’autocensure, sans quoi le chemin parcouru en cette direction pourrait redéfinir la ligne directrice de notre écriture. L’envie de satisfaire le lecteur doit s’opérer par la séduction, et pas, dans une inversion des rôles, en se leurrant quant aux vertus du compromis littéraire appelé à devenir compromission morale.

Le narrataire dans tous les sens

L’achèvement de l’acte littéraire

L’acte littéraire a cependant besoin du lecteur pour trouver son achèvement, voire lui donner une signification. Ainsi, un texte peut-il être sujet à interprétation par le narrataire. Elle ne correspondra pas forcément à l’intention que l’auteur avait en tête. Cela souligne l’éventualité d’une modification du sens par rapport à la façon dont l’écrivain imaginait que son texte serait compris. Cette possible différence entre ce que l’auteur a voulu exprimer et ce que le narrataire en a déduit fait partie d’un processus interactif où il est normal qu’un hiatus puisse se glisser. Ce n’est bien entendu pas systématique, mais inévitable en certaines occasions.

Un truisme pas si évident

La créativité d’un auteur suit sa propre logique dont parfois il se convainc qu’elle a pour son lecteur valeur de truisme. Pourtant, une pensée ne revêt pas les atours de l’évidence parce qu’on estime qu’il doit en être ainsi. Les éléments avancés par l’auteur ne puisent pas obligatoirement dans une grille de lecture socioculturelle ou un vécu identiques à ceux du narrataire. Ce qui va de soi dans le contexte donné par l’écrivain trouvera chez le lecteur un écho pouvant être biaisé par les codes spécifiques à son environnement au sens large du terme.   

Fin ouverte sur roman refermé

L’écrivain peut sciemment proposer plusieurs interprétations de son histoire, conservant ses intentions initiales tout en laissant le champ libre au narrataire afin qu’il tire ses conclusions personnelles. La fin ouverte est de la sorte un contrat passé avec le lecteur lui conférant la possibilité d’imaginer ce que l’auteur n’a pas estimé nécessaire de préciser. Il ne s’agit bien sûr pas pour l’écrivain d’abandonner son narrataire en rase campagne. Si le travail est effectué correctement, ce dernier aura à sa disposition des indices ou des pistes de réflexion lui permettant de ne pas refermer un roman avec la désagréable impression d’avoir accompli un long trajet ne menant nulle part.

Le non-dit comme levier d’interaction

Une fin ouverte fait rarement l’économie du non-dit, aussi connu sous l’appellation « indétermination textuelle » si on veut faire son intéressant. Quoi qu’il en soit, le non-dit est un levier d’interaction du texte et du lecteur. Fonctionnant sur une rétention d’informations qu’il revient à l’auteur de savoir doser, il provoque une rupture de communication partielle  avec le narrataire et incite ce dernier à se livrer à des déductions. Son apport/rapport au texte se fait de la sorte différemment de ce que le « simple » suivi de l’intrigue exige quand elle est balisée en permanence. Ce procédé renforce le degré d’achèvement du texte par le narrataire.

Trois visions du narrataire

De Bourdieu à Jauss

Pour Pierre Bourdieu (1), dans le triptyque auteur-œuvre-lecteur, ce dernier serait plus dominé par le champ littéraire qu’il ne l’investirait, une mise en retrait découlant de la fascination que l’œuvre exercerait sur lui. Au contraire, Hans Robert Jauss (2) estime que la réception de l’œuvre par le narrataire met en avant son regard critique, lui permettant de déterminer si le texte correspond à ses attentes. En ce cas, sans dire qu’il prendrait le pouvoir, il ne serait en tout cas plus relégué à un rôle passif, ce qui ne l’empêcherait pas par ailleurs d’apprécier l’œuvre.

De la chair, du sang et du papier

Qu’on se fonde sur l’une ou l’autre de cette théorisation du narrataire – très simplifiées de ma part ici –, il apparaît qu’il entretient plus ou moins consciemment un lien particulier avec le livre. Cette passerelle entre l’être de chair et de sang incarnant la réalité et l’objet de papier comme support de la fiction n’est pas définissable par une architecture intellectuelle unique. On pourrait émettre l’idée qu’il existe autant de narrataires que d’approches de la littérature, néanmoins je présume qu’ils se répartissent en quelques catégories principales formant Le Lectorat.

Autoportrait mental du narrataire

Il n’aura échappé à personne que nous, auteurs, sommes aussi des lecteurs, et il n’est pas impensable que cela introduise un niveau de complexité supplémentaire à notre vision du travail des autres, mais également à l’attention que nous portons au nôtre. Quel narrataire murmure en nous lorsque nous nous relisons ? Esquisserions-nous son autoportrait mental en l’écoutant, et si oui, nous ressemblerait-il ? Une relation qu’il serait à n’en pas douter intéressant d’étudier à l’occasion d’un prochain article, du moins si je parviens un jour à répondre à cette question étourdissante : qui me lis-je ?…

  • Pierre Bourdieu : sociologue français.
  • Hans Robert Jauss : historien et théoricien allemand de la littérature française.