Apprendre & Pratiquer le métier d'écrivain

Contrastes, glissements, décalages et contrepieds narratifs

Il y a encore à dire sur le contraste dans l’écriture. Rendre remarquable une situation banale et entendue, c’est de l’art !

Alors, par ces fortes chaleurs, n’écoutant que mon courage (un peu) et mon employeur (beaucoup), je poursuis sur ma lancée. Ceci en examinant quelques auteurs à la loupe, bien qu’avec ce soleil ce ne soit pas une très bonne idée, car le risque de foutre le feu à un écrivain se profile : « La lentille convexe de la loupe provoque des brûlures. La double lentille convexe de la loupe concentre le faisceau de rayons thermiques en un seul point. Concentration de l’énergie en un seul point provoquant l’incendie d’un objet inflammable. »

Passionnant et totalement dans le sujet, pas vrai ? Non ? Si, car sous vos yeux éblouis vient de s’opérer en jouant sur les mots un glissement surréaliste du plus bel effet où par la magie d’une expression couplée à un phénomène optique vérifié, un écrivain se transformerait en torche vivante. Merci le Web, au passage. Bref, en examinant à la loupe quelques auteurs revêtus d’une combinaison ignifuge, donc, jetons-nous dans le brasier de  leur imagination créatrice de situations décalées…

Les contrepieds de Roland Magdane

L’humoriste dans le costume de l’écrivain

Une fois n’est pas costume comme disait Yves Saint Laurent, je ne vais pas commencer par citer un romancier, car un humoriste qui s’accroche encore au lilas juste sous nos fenêtres mais que les moins de vingt ans peuvent néanmoins connaître est pile dans mon sujet avec l’un de ses sketches, « Décalés ». Il met en scène sa femme et lui-même auxquels il prête sa voix pour faire les questions et les réponses. Rien que pour vous, mesdames et messieurs, l’excellent Roland Magdane :

« Le mois dernier, elle me dit : ‘‘le propriétaire a encore téléphoné pour qu’on lui paye son loyer’’.

— Comment il veut qu’on lui paye son loyer, on arrive déjà pas à payer le nôtre ! ».

« Quand elle est rentrée de la clinique, la première nuit, elle se lève en pleine nuit et elle me dit : ‘‘Il faut que je change le petit’’.

— Pourquoi, il te plaît plus ?  »

« J’me souviens, quand on a eu notre troisième enfant, là elle me dit : ‘‘Il va falloir déménager.’’

— Mais je lui ai dit : ‘‘Ça sert à rien, de toute façon ils vont nous suivre !’’ »

Allez comprendre pourquoi, c’est beaucoup plus drôle quand c’est lui qui le joue sur scène que lorsque je me contente de recopier ses savoureuses répliques. C’est un métier, que voulez-vous. Que je continue ? Vos désirs font désordre, bien entendu.

Le contrepied du sens admis

Au-delà de procédés comiques « classiques, Magdane expose une situation commune à beaucoup et donc vécue par le plus grand nombre, et la prend à contrepied en alliant l’art de la chute à celui du décalage. C’est impeccablement rythmé et finement maîtrisé, alors si vous voulez vous payez une pastèque hilarante, soit une bonne tranche de rire, je vous conseille vivement le spectacle dans lequel figure ce sketch. Ces ressorts utilisés par celles et ceux dont le contraste et le décalage font tout ou partie le sel de leurs récits font appel à différents mécanismes. Celui dont se sert Magdane repose sur des phrases souvent utilisées dans un sens admis de la même manière par tout le monde et correspondant à ce qui constitue notre quotidien : le propriétaire qui réclame son loyer, l’enfant qu’on doit changer, le déménagement qui s’impose quand la famille s’agrandit. En un mot, même si vous en comptez plus : tout ce qui nous concerne de près ou de loin.

La logique dans un miroir déformant

Là où le ressort faisant jouer le mécanisme intellectuel mis en place par Magdane s’active, c’est dans la manière avec laquelle il contourne la logique attendue. Puisque le propriétaire réclame son loyer, normalement on devrait le lui payer. Or, en substituant par une perversion facétieuse du sens originel une réaction absurde à une réponse attendue, ce n’est plus notre loyer dont on doit s’acquitter, mais celui du propriétaire. Cette sorte d’effet miroir – déformant – renvoie à l’angle auquel on n’avait pas à priori songé, celui du décalage, du changement de direction imprévu de ce que l’on considérait comme un itinéraire balisé.

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Les glissements de Stephen King sur la surface miroitante du réel

Les repères biaisés de la réalité

Stephen King a pour bonne habitude de nous entraîner dans le quotidien de ses personnages, pour mieux nous détourner des chemins routiniers qu’ils empruntent. Pour ce faire, il nous dépeint la société dans lequel ses héros évoluent avec une telle acuité du monde de son invention que celui-ci devient notre réalité. Pour ne pas moins bien écrire ce que la quatrième de couverture du roman Le talisman explique, je vous en confie un extrait, merci d’en prendre soin. Il résume parfaitement la science du glissement de S. King entre l’existence dans ce qu’elle a d’ordinaire  et le prisme qu’il élabore pour biaiser les repères auxquels il commence toujours par habituer son lecteur :

« Jack Sawyer, douze ans, a découvert une porte qui donne sur une autre réalité, celle des Territoires, monde parallèle au nôtre, féerique et dangereux. […] Sautant d’une Amérique hyperréaliste et cruelle aux Territoires ensorcelés, affrontant la peur, la solitude, désespéré mais tenace, Jack va son chemin. »

Le tueur avait un complice

Avant d’aller notre chemin nous-mêmes, il me faut préciser que Le Talisman a été co-écrit avec Peter Straub, dont la plume qui tant a fricoté avec le fantastique, l’horreur et les démons l’a assez récemment propulsé à tire-d’aile vers un ailleurs où hélas ses excellents romans s’écriront désormais à l’encre vaporeuse qu’il prélèvera à la rosée des nuages. Salut, Pete, et n’abuse pas trop des noix de Koko là où tu es. Je suis au regret de dire que cette boutade n’arrachera un sourire nostalgique qu’à ceux ayant connu – et apprécié –, l’œuvre de Straub.

L’ombre de l’anormalité

Quoi qu’il en soit, bien qu’écrit à quatre mains et en tout cas à deux cerveaux, la façon qu’a King d’opérer ses subtils changements donnant à ses histoires l’ombre glaçante d’anormalité qui les recouvre se retrouve aussi bien dans Le talisman que dans ses autres romans et nouvelles. Pour que des certitudes qu’on pensait inamovibles vacillent à force d’être grignotées par des événements irrationnels, il veille précisément à ce que les fondations de la pensée humaine paraissent être des plus solides. En dépeignant cette « Amérique hyperréaliste », notamment.

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La normalité n’est plus ce qu’elle sera

Cette fragilité qu’on dit normale

À cette fin, il y place et caractérise ses personnages par le biais de situations qui certes peuvent les fragiliser, mais les fragiliser normalement. Dans un premier temps, du moins. Voyons un peu par exemple ce que le jeune Jack Sawyer, du haut de ses douze ans, a dans la tête au moment où le lecteur fait sa connaissance, c’est-à-dire dès la première page du roman. Le passage qui suit est le portrait psychique du héros Le talisman  après qu’une brève description en a été faite :

« Il était immobile, en proie à des sentiments contradictoires et douloureux qui le taraudaient depuis trois mois – depuis le jour où sa mère avait fermé leur maison de Rodeo Drive à Los Angeles et où, dans un chambardement de meubles, de chèques et d’agents immobiliers, ils étaient venus à New York où ils avaient loué un appartement à l’ouest de Central Park. […] L’univers de Jack était dépourvu d’ordre et de régularité. Sa vie semblait aussi instable et mouvante que l’océan houleux qu’il avait devant les yeux. Sa mère lui faisait traverser le pays, le trimbalant d’un endroit à l’autre ; mais qu’est-ce qui faisait courir sa mère ?

Car elle n’arrêtait pas de courir, de courir. »

Le socle du changement

Voici donc l’introduction de ce livre. Simple, efficace. On comprend en peu de mots que Jack ne va pas bien. Qu’il a des problèmes peut-être dus à des soucis familiaux. Qu’il ne possède aucune vision claire de son avenir. Que sa mère ne semble probablement pas en mesure d’apaiser ses états d’âme, car à l’évidence, pour une raison ou l’autre, elle en est probablement la cause. Bref, Jack Sawyer, un gamin d’une douzaine d’années, se traîne un gros spleen comme des milliers d’autres mouflets à travers le monde quand quelque chose dysfonctionne au sein de la cellule familiale. Exécutée avec promptitude, cette caractérisation prépare au contraste de ce que les événements que Jack sera bientôt amené à vivre créeront en lui. Elle est le socle du changement de sa personnalité.

Les emmerdes identifiables

Si King souligne combien la vie de Jack est « aussi instable et mouvante que l’océan houleux qu’il avait devant les yeux », il ne compte absolument pas sur ça pour déstabiliser son lecteur. Au contraire, cela lui sert de point d’ancrage par rapport à ce que ledit lecteur connaît de près ou de loin des problèmes du monde. Par rapport à ce qui le concerne. À ce qui existe. Ce en quoi, finalement, il est aisé de croire. Ce repère est le préalable dont King s’assure qu’il soit bien intégré à son récit afin de préparer le terrain à un chamboulement d’un tout autre ordre. Tout ne va peut-être pas merveilleusement bien dans l’existence de mon personnage semble-t-il nous dire, mais aussi merdiques ses ennuis soient-ils, ils demeurent dans le registre de l’identifiable.

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Hors du registre

Ça se rue sur nous

À partir du moment où ils n’appartiennent plus à ce registre, on peut commencer à avoir des soucis bien plus embêtants que ceux dont on pensait qu’ils se révélaient amplement suffisants pour nous gâcher toute la sainte journée du matin au soir. Il y a des choses dont on ne soupçonnait pas qu’elles puissent se terrer durant des centaines d’années à la lisière de nos préoccupations journalières avant de surgir du néant qui les a vu naître et que l’on tombe dessus par hasard. Ou qu’elles se ruent tout à coup sur nous, et la croix que nous ferons sur notre vie d’avant ne nous servira pas à repousser ces présences diaboliques.

Profitez des problèmes

D’ici là, nous chuchote encore King, profitez bien de ces problèmes qui pour l’heure, bien qu’ils vous empoisonnent de la minute suivant la sonnerie trop matinale de votre réveil jusqu’à celle précédant le « clic » de la lampe de chevet que vous éteignez avant d’essayer de vous endormir, ne sont que des problèmes ordinaires. Profitez-en bien, oui, car ils font encore partie du monde connu. Pour les amateurs de peinture, King, c’est un peu Norman Rockwell qui s’égare vers chez Salvatore Dali, ou Edward Hopper frayant avec Harry Bosch….

Vous ne le lâcherez plus

Grattez le vernis, vous ne vous attendrez sûrement pas ce que vous découvrirez dessous. À vrai dire, vous n’en avez certainement pas très envie. Pourtant, personne ne parviendra à vous arracher ce bouquin des mains avant que vous l’ayez fini ! Pourquoi ? Attendez, je fais comme si je ménageais un effet avec ma question et j’y réponds illico presto dans les paragraphes d’après. Quel margoulin je fais. Heureusement que la honte s’abat sur moi (mais tombe toujours à côté).

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Ce qui réside en nous

L’éther de la crédulité

Je l’ai dit et répété, et, j’en ai bien peur, le dirai et le répèterai sans même m’en rendre compte quand la sénilité aura fait son œuvre (je vous aurai prévenus), que King n’avait pas son pareil pour s’adresser à nous en nous parlant… de nous. Fréquemment, il lui arrive aussi de questionner ce qu’il reste en notre for intérieur de l’enfant s’acharnant à maintenir notre seuil de curiosité le plus haut possible. Dans le but avoué de racler le fond de crédulité que l’éther de sa présence a déposé dans notre esprit.

L’eau fraîche du passé

Ce substrat de candeur s’accroche à nos souvenirs bien qu’on les ait essorés durant de longues décennies dans le tambour de notre machine à laver les courtes années de notre jeunesse. Et il possède une odeur persistante, voire entêtante… que King ne se prive pas de répandre dans ses histoires, nourrissant par ce moyen tant nos peurs anciennes que nos joies reliées par des traits lumineux à une insouciance idéalisée. Alors oui, nous tournons les pages, pour savourer des frissons nés de cette eau fraîche du passé où angoisses et rires s’enlacent dans un même tourbillon. Je soupçonne ce brave Stephen de souhaiter que l’on s’y noie joyeusement !

Le grand arbre

La version adulte de cet enfant sait que le lampadaire installé sur le trottoir longeant sa maison ne projette sur la vitre de sa chambre que l’ombre du grand arbre planté dans le jardin depuis des lustres. Rien d’autre que ça. King, lui, est certain que quelque part enfouis en chacun d’entre nous, des remous nostalgiques mêlés d’une pointe de frayeur enfantine ont l’étonnante faculté, ne serait-ce que l’espace d’une seconde ponctuée d’un sourire amusé, de nous persuader qu’il ne s’agit pas de la branche du grand arbre qui s’agite à proximité de la fenêtre, mais bien de la formidable griffe de quelque monstre. Puis on s’endort sans cesser de sourire. Avant de faire un cauchemar où une créature nous déchiquète après avoir brisé le carreau de notre chambre. Le contraste chez King, ce sont parfois des certitudes d’adulte balayées par un subconscient juvénile.

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La parfaite logique des décalages absurdes de James Thurber

Un gars malin

Tout comme j’ai déjà parlé plus d’une fois en bien de l’ami King, j’ai également fait à certaines reprises l’éloge de James Thurber. S’il y en a bien un à qui il aurait été inconvenant de ne pas envoyer un bristol l’invitant à se joindre à cette petite sauterie littéraire farfelue, c’est bien lui. D’apparence faussement simple, son écriture constitue à elle seule une porte secrète vers un propos subtilement contrasté par rapport au discours qui semble être le sien. Malin, le gars Thurber…

Quand Thurber rit sous cape

Dans le recueil de nouvelles La vie secrète de Walter Mitty, préfacé par Jacques Sternberg, ce dernier cite des passages de Mes cinquante ans avec James Thurber, que l’on doit à… Thurber lui-même. Celui-ci se fend de « révélations » où son style d’une grande finesse drolatique fait mouche. Il semblerait que pour Thurber, l’essentiel quand on parle de soi n’est pas de dire l’exacte vérité, mais d’affirmer avec un aplomb amusé des faits hautement sujet à caution avec pour seul objectif d’en rire sous cape une fois relatés. Ces deux extraits vous en convaincront :

« L’enfance de Thurber fut à peu près dénuée de toute signification. Je ne vois pas de raison d’en parler plus longtemps. Il n’existe dans cette phase de sa vie aucun dessein, aucune ligne de conduite apparente. S’il savait où il allait à cette époque, cela ne se voit plus d’ici. »

« Le tout premier écrit de Thurber est un poème intitulé Le jardin de ma tante, Mrs. John T. Savage, au 185 South Fifth Steet, Columbus, Ohio. Il n’a ni valeur, ni aucune importance, sauf celle de prouver l’incroyable mémoire de cet auteur pour les noms et les numéros… »

S’adapter à Walter Mitty

Qu’un écrivain parle de lui-même avec une autodérision si délicieuse qu’elle dessine admirablement les contours de la plaque à côté de laquelle il fait mine de se trouver, cela confine au génie. Cette distance qu’il instaure avec lui-même se retrouve dans ses histoires entre ses personnages et ce qu’ils vivent, comme dans une de ses nouvelles les plus connues, adaptation cinématographique oblige : La vie secrète de Walter Mitty. Chez nous, La vie rêvée de Walter Mitty, allez savoir pourquoi. Bon, j’avoue avoir depuis longtemps renoncé à saisir les traductions plus que fantaisistes des titres originaux, bien que celle-ci ne soit pas, et de loin, la pire. Bref.

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Océan de mensonges, tempête de rêves

Les cartes maritimes de la littérature

Dans La vie secrète de Walter Mitty, donc, on a un bel aperçu de ce que peut être l’univers de Thurber où le récit avance grâce à de fabuleux mensonges plus vrais que nature et à une vision fantasmée qu’a Walter Mitty du monde qui l’entoure. Ce personnage de doux rêveur se donnant le beau rôle lors d’élucubrations oniriques de dormeur éveillé lui offre d’être en permanence au gouvernail d’une narration aussi décousue puisse-t-elle paraître – quand elle est en fait corsetée de main de maître du début à la fin de son récit. Ce n’est pas l’océan littéraire de Thurber qui est déchaîné, mais ses imprévisibles changements de cap lorsqu’il se trouve à la barre de son récit qui nous submergent de vagues nonsensiques. Du moins le suppose-t-on jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que, seul maître à bord, il sait parfaitement conduire son lecteur à bon port, aussi absente des cartes maritimes de la littérature sa destination soit-elle.

Le diplôme de l’imagination

Mitty passe en voiture devant un hôpital ? Le voilà bombardé docteur suprêmement réputé pour ses compétences lui permettant de prendre en charge au débotté, avec un flegme forçant l’admiration, les interventions médicales les plus désespérées ! Un grand chirurgien dont le seul diplôme lui est décerné par la grâce de l’imagination fertile de Thurber. Et ainsi va sa journée, d’un acte de bravoure totalement imaginaire à l’autre. Très loin de la corvée de courses barbantes pour laquelle sa femme lui force la main plus qu’elle le ne convie à l’y accompagner. Dès lors, comment échapper aux contraintes de ce pensum si ce n’est en se réfugiant dans des scénarios fantaisistes qui font les délices du lecteur ? 

En guise de chute, des lemmings

Une de ses nouvelles comptant seulement 3 pages dont je ne pense pas qu’il s’agisse de sa plus célèbre (pure supputation de ma part, je le reconnais), Dialogue avec un lemming, démontre par son surréalisme plein de brio et sa chute incisive (pour un lemming, me direz-vous…) combien Thurber est à l’aise dès qu’il décide de retourner les arguments comme un gant en concluant son propos avec une ironie féroce. Au sujet de Thurber, Dorothy Parker (née dans le New Jersey, critique littéraire et théâtrale notamment pour Vogue, Vanity Fair et The New Yorker ainsi que nouvelliste très appréciée durant la première partie des années 1900) disait :

« Et si les phrases de Thurber font si souvent mouche, c’est justement parce qu’elles nous concernent de si près, qu’elles collent si bien à la morne réalité de ce monde, qu’elles ne décrivent jamais des fantasmagories gratuites, mais bien des incidents d’une consternante banalité que Thurber dissèque avec ce sens des valeurs, de l’ironie aigre-floue, avec cette lucidité surtout qui lui est si particulière. »

La colocation inattendue

La morne réalité et la consternante banalité, voilà bien sur quels sols propices à leur éclosion croissent contrastes, glissements, décalages et contrepieds narratifs de toutes sortes. On en cueille sous d’autres formes chez Haruki Murakami, John Irving, Mark Z. Danielewski,  Jorges Luis Borges, Gabriel García Marquez, Julio Cortázar et tous les tauliers du réalisme magique, mais aussi chez Italo Calvino, William Kotzwinkle, Franz Kafka, etc. De manière générale, quand un écrivain pratique une brèche dans son récit, il propose une littérature où la réalité fronce les sourcils en étant surprise d’apprendre qu’elle est la colocataire de l’étrangeté…