Apprendre & Pratiquer le métier d'écrivain

Donnez la parole à vos dialogues !

Les dialogues d’un texte sont davantage qu’un échange d’informations pour substituer au narrateur lorsqu’il devient trop bavard.

S’il existe bien des façons d’intéresser son lecteur, ces dialogues restent un exercice particulier – et très efficace – pour y parvenir. Mêlant indications sur l’intrigue, caractérisation des personnages, description d’un milieu et restitution d’une ambiance, il nécessite un travail habile afin de s’inscrire en relief du texte. En l’examinant attentivement, ce dont nous n’allons bien sûr pas nous priver, on en arriverait presque à le considérer comme un art à part entière…

Ce qu’on entend, ce qu’on écrit

L’écorce du réel

L’apparente simplicité d’un dialogue est trompeuse. Lorsque chaque mot paraît couler de source et les répliques coulisser avec fluidité, c’est la marque d’un travail exigeant. Un dialogue doit allier méticulosité et énergie, le choix des termes entraînant le lecteur dans le rythme des réparties. Le dialogue s’inspire des conversations quotidiennes afin que la fiction se couvre de l’écorce du réel : cadence, hésitations, variations de ton, modulation du débit, renforcent dans leur imitation l’illusion du vrai. Il faut à l’auteur manier les faux-semblants de la parole pour en donner une version crédible une fois passée au tamis de l’écrit.

La salive et l’encre

L’erreur fréquente et communément relevée est d’imaginer qu’un processus de transformation s’opère naturellement de la salive à l’encre. Les auteurs ayant quelques pages derrière eux savent qu’au contraire, de l’oral au papier, tout reste à faire. Les néophytes pensent peut-être – avec une certaine forme de logique – qu’un propos entendu et reporté tel quel conservera ce qui en a fait l’authenticité au moment où il a été prononcé. Ce serait un réflexe intellectuel tant hâtif que compréhensible si l’on faisait abstraction des proportions dans lesquelles le parler du quotidien est altéré par une recherche de concision.  

Le débat élagué

Voici un test facile. Il permet de mesurer l’importance de ce qu’il faut élaguer du matériau brut qu’est le langage courant en vue d’obtenir un dialogue digne de ce nom. Sélectionnez n’importe quel podcast d’une émission de débats, il y en a sur toutes les stations principales. Prenez un bloc-notes et relevez les échanges entre les invités durant quelques minutes. Retranscrivez le tout le plus fidèlement possible et relisez-vous. Vous allez sourire à l’idée qu’on puisse proposer ça à un lecteur…

Bredouillons gaiement

Réalisé sans trucages

Ça, c’est-à-dire ? La même chose ou à peu près que ce que j’ai noté de mon côté, je suppose, puisque j’ai également réalisé cet exercice ludique dont je vous soumets le résultat :

« Euh… et, et, et… je voulais juste parler de madame, c’est… Madame Untel, oui… Alors on revient à notre discussion. Est-ce que vous pensez que c’est une bonn-une euh… bonne idée ?

— Euh, eh ben moi je pense que c’est une excellente idée, euh, et donc, il s’agirait de…

— Il s’agirait juste de modifier les textes ?

— Oui, moi tu vois j’veux, j’ai toujours dit qu’attaquer le droit de grève – mais dans les années 40, euh… – et aujourd’hui, tu vois…

— Oui mais dans un dialogue, euh…

— Attends-tends-tends on écoute euh… Michel, notre auditeur…

— Ouais, euh… vous m’entendez ?

— Oui je… j’me pose une question très concrète… »

Voilà. Réalisé sans trucages, comme on dit. Et en dépit de ce qu’on pourrait penser, en écoutant chaque personne s’exprimer à tour de rôle, voire lorsque les voix se couvraient, l’ensemble demeurait plutôt audible. Certes, ça bredouillait gaiment, mais le sens général surnageait. Par contre, restitué sans la moindre retouche dans une histoire, ce serait une vraie bouillie textuelle quasiment illisible.

Clarification de la banalité

Sans parler de remettre le tout en forme, ni de se livrer à un travail sur les mots ou la mise en avant des idées, rien que supprimer les « Euh », « Eh ben moi », « Et donc », les bégaiements, etc., clarifierait un peu le discours. Sans pour autant que l’on dispose de beaucoup d’éléments exploitables en vue d’une scène retenant l’attention. Des débuts d’opinion, un interlocuteur qui en complète un autre, des changements de direction dans la discussion alors que chacun réfléchit à voix haute, la vie dans toute sa splendide banalité en fait, rien de plus mais beaucoup trop. Dans une histoire, un dialogue, c’est l’existence débarrassée de ce banal pour faire plus de place à la splendeur ; c’est quand le vocabulaire est à l’os.

La vie égrenée

Ainsi, la vie qui s’égrène peut être l’objet d’une minutieuse observation dialoguée. Les journées routinières, la mélancolie des heures sans étincelle, les semaines repues d’ennui qui s’étirent en une immobilité de serpent en pleine digestion, tout cela s’anime aussi par le dialogue. Il faut alors des mots éreintés de platitudes, las d’avoir servi à ne jamais rien dire d’important. Des mots qui soupirent dans le brouillard des instants cotonneux. Des mots comme échappés des lèvres sèches d’un cadavre. Mais des mots, tout cabossés et foutus qu’ils soient, enivrant le lecteur de leur liqueur amère soutirée à l’alambic des désillusions, de leur vieil élixir à la fade magie.

Un dialogue métaphorique

Les techniques liées

Pardon ? C’est un article sur le dialogue, pas sur la métaphore ? Ah oui. Eh bien reprenons quelques images du paragraphe précédent et voyons ce qu’on pourrait en faire en liant les deux :

Gabin s’assit face à Emma et se carra dans la vieille banquette au skaï fatigué, saluant la jeune femme d’un signe de tête maussade.

« Tu as l’air contrarié, dit-elle.

— Ouais. J’étouffe de vivre dans ce patelin. Le temps qui y passe m’a l’air immobile.

Emma réfléchit un instant à sa vision des choses.

— Immobile… Comme un rocher ?

— Non. Plutôt comme un serpent en pleine digestion. Repu d’ennui, si tu veux.

— Charmante comparaison.

— Quoi ? Tu trouves qu’on s’éclate à zoner toute la sainte journée dans ce bar paumé ou dans les galeries commerciales ?

— Tu voudrais qu’on fasse quoi pour s’occuper ? Bosser à l’usine de pneus de ton côté et à la supérette du mien ?

— Bon sang, non ! Nos vieux ont déjà donné, tu ne crois pas ? Ils ont trimé leur vie durant et regarde-les maintenant, ils sont en voie de zombification à force de s’abrutir devant les programmes débiles de la télé ou de s’auto-persuader qu’ils s’amusent à la soirée hebdomadaire de leur club de Scrabble !

— Tu crois vraiment qu’on prend le même chemin ?

Gabin perçut le voile d’inquiétude dans la voix d’Emma mais décida d’enfoncer le clou en sachant pourtant qu’il ne servirait à rien de l’associer à son mal-être.

— Nous ? On n’essaie même pas de se débarrasser de la terre qui nous tombe déjà sur la tête. Et viendra le jour où on se rendra compte que nos discussions entre potes, ces conversations creuses qu’on a encore la faiblesse de croire pleines d’esprit, ne sont que des banalités échappées des lèvres de nos cadavres.

— Brrr… De mieux en mieux.

D’un geste nerveux, elle remonta le col de la veste en jean qu’il lui avait offerte pour la Saint-Valentin et tenta un sourire peu convaincant. Elle était ébranlée.

Il se redressa sur son siège, son perfecto crissant le long du dossier. Cuir contre skaï, comme sa vie, l’apparence du vrai entrant étroitement au contact des faux-semblants. 

— Non. De pire en pire. Cette foutue routine, ce sont des sables mouvants dans lesquels on s’enfonce chaque jour, asséna-t-il en regrettant aussitôt ses mots. »

Il se dégoûta de ne pas parvenir à garder pour lui le malaise enfoui dans son esprit, tout en se sachant incapable de le contenir plus longtemps. Il vit la clarté du chagrin briller dans le regard d’Emma, pas encore une larme, mais l’aveu qu’elle aussi sentait le quotidien l’engloutir. Et que leurs rêves, demeurés à la surface, seraient bientôt hors de vue à mesure que les heures vides les aspiraient.

« Nous sommes encore jeunes, murmura-t-elle, et Gabin ne sut déterminer s’il s’agissait d’une question ou d’une incantation.

Il étreignit sa main par-dessus la table, attristé qu’elle souffre d’être entraînée avec lui au cœur de la spirale mélancolique des heures perdues.

— La jeunesse est toute dans tes yeux, Emma, alors ne pleure pas ; non, ne pleure pas, et retiens-la pour nous… »

Refrain connu

Ce magnifique extrait est tiré de Je viens de l’écrire (et ça m’a pris des plombes), que l’on doit au mystérieux M-M, également connu sous le pseudo de « Moi-Même », c’est fou ce goût du secret. Bref. Sur le fond, le contenu ne brille volontairement pas par son originalité. L’avantage de ce choix est qu’un refrain connu parle à tous, l’inconvénient résidant dans le risque que le lecteur l’ait trop entendu, et par-là, s’en soit lassé. Le fait est que tout ou presque ayant été écrit, c’est la façon de formuler les choses qui permet de se démarquer. Différents procédés existent ; la  « métaphore dialoguée » en valant bien un autre, je ne me suis pas privé d’en user.

Les images inéluctables

Ainsi, le « serpent en pleine digestion » comme écho au propos de Gabin disant qu’il étouffe. L’ennui dans sa globalité ensevelissant peu à peu les personnages (« On n’essaie même pas de se débarrasser de la terre qui nous tombe déjà sur la tête. ») au point qu’ils sont en train de devenir des cadavres qui parlent (symbolique de la mort de leurs aspirations, leurs espoirs, etc.). Le cuir contre le skaï, rappel des illusions confrontées au réel. L’engloutissement dans « les heures vides » auxquelles répondent « les heures perdues » de la spirale mélancolique. Le tout pour créer, sans sombrer dans le nihilisme, un sentiment d’inéluctabilité lié à la crainte de reproduire un modèle parental jugé mortifère. La joie et la bonne humeur règnent.

Une méthode du dialogue

L’angoisse cristallisée

Ces différentes informations sont donc dans le cas présent délivrées par le biais d’images destinées à frapper l’imagination. Si toutes n’atteignent pas cet objectif, il est raisonnable d’espérer qu’au moins l’une d’elles cristallise l’angoisse mêlée de lassitude du jeune couple. Par ailleurs, il est bon que la construction d’un dialogue soit encadrée comme peut l’être celle d’un paragraphe. Il faut aller à l’essentiel, proposer un enjeu ou un conflit, son évolution et un climax. Si vos personnages n’ont rien d’important à dire, qu’ils se taisent.

Un dialogue dans vos cordes

Dans le dialogue que j’ai élaboré on sait tout de suite que Gabin ne va pas bien (l’essentiel), qu’il souhaite en faire part à sa petite amie (l’enjeu), que cela passe par une succession de constats accentuant son pessimisme et que celui-ci finit par être partagé par Emma (l’évolution), puis, dans une dernière réplique allant à contre-courant de la tonalité de tout ce qui précède, Gabin essaie en quelques mots de faire en sorte qu’Emma et lui trouvent un peu de réconfort dans l’espoir (le climax). Une méthode comme une autre pour solliciter les cordes vocales de votre histoire.

La parole des genres

On le voit, la grisaille du temps qui passe peut, même dans le clair-obscur des relations humaines, se colorer grâce au dialogue. Et il en va d’absolument toutes les situations, de tous les sentiments, du moindre événement susceptible d’être raconté, de chaque élément dont on souhaite informer le lecteur de façon dynamique. Plus encore, le dialogue englobe la totalité des genres de par son apport spécifique à la littérature, comme l’explique Lavandier : « La plus importante fonction du dialogue, loin devant toutes les autres, est de rendre le récit vraisemblable, de créer une illusion de la réalité. Pour la raison toute simple que mettre en action des êtres humains impose de les faire communiquer par la parole. »

Les limites du dialogue

Le dialogue doit-il tout résoudre ?

Il est tout aussi important de comprendre à quoi un dialogue doit servir que d’en saisir les limites. Si cette technique littéraire permet bien des avancées dans la narration, il ne faut pourtant pas  l’envisager comme le moyen de résoudre toutes les problématiques du récit. On peut y recourir ponctuellement afin de recentrer une intrigue, d’expliciter un point de vue, d’amorcer ou de désamorcer un conflit, de permettre à l’action de progresser, etc., tout en ne perdant pas de vue que sa fonction n’est pas de tout résoudre.

Les gestes fluides du marionnettiste

Lavandier, toujours lui, explique que de dire « ‘‘Je règlerai ça au moment du dialogue’’ est l’une des grandes devises (plus ou moins consciente) de l’auteur débutant ». Ce dernier pensant cela à tort, bien sûr, une histoire étant une marionnette dont les fils doivent se rejoindre en une succession de gestes fluides. Pas en un mouvement brusque les voyant s’emmêler quand l’auteur s’aperçoit qu’il en a perdu le contrôle. Le dialogue, s’il participe de la compréhension de l’histoire, ne constitue pas l’essentiel du discours lui étant rattaché. C’est un moment qui doit être important, donner du sens à l’intrigue, se révéler intéressant du premier au dernier guillemet, mais en aucun cas il ne lui revient de gouverner toute la narration.

Le bivouac de notre imagination

Cela dit, il faut se souvenir d’un des rôles du dialogue consistant à rythmer l’histoire. Outil narratif à part entière, il doit être pensé comme tel et être disposé en conséquence dans le récit – comprenez qu’on ne le placera pas au petit bonheur la chance. On peut en ce sens parler d’une stratégie narrative en considérant le dialogue incorporé à une géographie du livre. Et, tout au long du voyage littéraire, il devient un bivouac où l’on bavarde non pas pour refaire le monde, mais pour en construire un, celui des grands espaces de notre imagination…