Apprendre & Pratiquer le métier d'écrivain

Faire plus que lire pour vivre l’histoire et y habiter

Quand on parle de lire un pour vivre l’histoire et y habiter, c’est de roman qu’il s’agit plutôt que de la brochure d’un courtier immobilier.

Je suis ces temps-ci plongé dans le second tome de Swan Song, une œuvre post-apocalyptique d’un peu plus d’un millier de pages écrites avec le talent qu’on lui connaît par Robert McCammon. Je ne doute pas un seul instant que vous me trouviez bien aimable de vous tenir au courant de mes lectures du moment (ou quand la naïveté confine au splendide), mais l’objet de ma causerie d’aujourd’hui, s’il s’appuie bien sur cet excellent roman, va porter sur bien d’autres choses. Il y a un indice dans le titre de cet article, pour le cas où vous souhaiteriez subodorer dans quoi je vais vous entraîner…

Approchez-vous des étincelles

Chairs brûlées

Swan Song, donc. Le quotidien que McCammon dépeint dans cet ouvrage ne prête pas à une franche hilarité. Les jours qui s’y déroulent se détachent les uns des autres tels des lambeaux de chair d’un visage horriblement brûlé. Je doute fort que, s’ils me lisaient, les gens du département publicité de l’épatante maison d’édition Monsieur Toussaint Louverture trouveraient dans cette image un imparable argument de vente pour ce livre qu’ils ont eu la très bonne idée de traduire en français. Quoique. En tout cas, c’est une aubaine, pour moi qui ne connaît de la langue de Shakespeare à peu près que ce que Charles Aznavour a bien voulu nous en dire. Mais là n’est toujours pas mon propos. Je lambine, dites-vous ? Non, je m’échauffe.

Feu de camp

Ça vous dirait de vous rassembler autour d’un paragraphe où rien d’autre ne se déroule d’extraordinaire que ce qui constitue le quotidien de chacun en des temps troublés ? Afin, par exemple, de comprendre en quoi consistent les distractions – très réduites, j’en ai bien peur – qu’une époque peu avenante propose à celles et ceux tentant de survivre en attendant une mort violente. Enfin, s’il ne s’agit pas d’une agonie dont on accueillerait avec soulagement que son terme fige à jamais nos traits monstrueusement marqués par la folie des Hommes. Ou, si les vents du destin sont un peu plus favorables, de rester à papoter là en attendant la survenue de l’équivalent d’un miracle. Dans tous les cas, bienvenue dans le monde de Swan. Alors asseyez-vous, et laissez votre regard se perdre dans les étincelles rouges :

« Swan tourna son regard vers le feu de camp qui brûlait en plein milieu de la rue. Fouettées par le vent, des gerbes d’étincelles rouges montaient vers le ciel. Une vingtaine d’habitants dormaient autour des flammes, et plusieurs autres, les contemplaient ou discutaient pour passer le temps. […] Il y avait aussi des volontaires qui passaient la nuit dans le champ autour d’autres feux, à surveiller le maïs et la nouvelle zone où les pommes avaient été semées. »

Nota bene : j’ai amputé ce paragraphe d’environ sa moitié afin que n’y figurent pas des noms ou des éléments qui auraient pu vous divulgâcher des points trop révélateurs d’une partie de l’intrigue. Désolé de n’en livrer qu’une version écourtée. Mais l’écriture est un théâtre dont la réussite de la pièce qui va s’y jouer exige que ce qui se dissimule derrière le rideau reste en coulisses avant son lever.

Belle, mais ignorée

Avec cette description composée de mots simples, McCammon atteint un double objectif : créer une ambiance en même temps qu’il délivre des informations. Pour ma part, je trouve ce passage réussi, d’une beauté rude et désespérée. Il est vrai que je connais le contexte, et par répercussion l’importance de la solidarité dont font montre ces gens réunis dans l’éclairage de flammes atténuant les claquements de mâchoires de la morsure du froid. Mais aussi réussie, belle, rude et désespérée soit-elle, comme j’étais pris par l’un des enjeux de l’histoire dont j’avais hâte de mesurer l’importance, je n’ai dans un premier temps pas consacré à cette scène l’attention qu’elle aurait méritée. L’espace de quelques secondes, j’ai voulu être ailleurs sans tenir compte du chemin que l’auteur avait tracé pour que je m’y rende.

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Le livre, cette résidence secondaire

La scène-gazette

M’inspirant de ma négligence pour rédiger cet article, le terme « scène-gazette » (ça vaudrait le coup de le parfumer au copyright, tiens !) m’est venu pour désigner un paragraphe qui, au sein d’un roman, servirait au lecteur pour connaître les nouvelles fraîches de l’histoire où il vit à ce moment-là. Car le fait est que, absorbé dans un récit, où que nous nous trouvions, il nous tient lieu de résidence secondaire. C’est là où nous nous rendons pour se mettre en vacances de nos soucis routiniers. Et y retrouver des personnes – les personnages – qu’on apprécie, enfin pour certain(e)s, du moins.

Les braises du hasard

De fait, la scène-gazette revient à être en présence d’un ami venant d’ouvrir un journal et vous en lit les gros titres : « Tiens, depuis ton dernier séjour, ils ont maintenu le grand feu de camp dans la rue principale. Ah, et ils continuent à veiller sur les récoltes à l’extérieur ! ». Le temps de votre lecture, songez qu’une histoire est un endroit où vous habitez. Alors pourquoi ne pas prendre le temps de s’informer de ce qui s’y passe ? Et, tant qu’on y est, en profiter pour se réchauffer aux braises d’un récit dont l’auteur ne les a pas disposées au hasard…

Paranoïa narrative

Par un mauvais réflexe, notre regard parcourt plus vite qu’il ne le devrait un paragraphe se situant peu de temps avant la scène qui clôt un chapitre dont on meurt d’envie de savoir comment il se termine. Il reste une page et demie, deux tout au plus, et voilà qu’en quelque sorte la dizaine de lignes dudit paragraphe semble n’être là que pour ralentir notre progression vers le dénouement. Pour un peu, on croirait que pris d’un accès de folie, l’auteur a sciemment barré le seul passage y menant. Pour nous narguer ? L’hypothèse moins paranoïaque serait qu’il ne sait pas du tout gérer sa narration, car c’est précisément au moment où on souhaiterait accélérer notre lecture qu’il se fend d’une description anodine, enfin on le suppose puisqu’on n’a pas vraiment pris le temps de s’y attarder…

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Capter l’essentiel d’un livre, c’est en observer les détails

Le tableau et le livre

Face à un tableau qu’on admire, on s’abîme dans une observation rêveuse en se perdant dans ses détails sans jamais quitter des yeux la vision globale de l’œuvre. La raison en est logique, la maîtrise du travail soumis à notre appréciation étant littéralement contenue dans un cadre où le talent qu’il met en valeur rend notre attention captive de ce support. Tandis que l’art d’un livre, lui, s’éparpille et échappe à une vue d’ensemble avant de former un tout ne livrant son essence que dans des fragments que notre esprit assemble après coup. On n’en recomposera le vrai motif, la plus absolue signification prise dans les jeux d’ombre et de lumière des paragraphes, qu’en leur accordant la même concentration qu’aux détails d’un tableau. 

La folie, la raison

La raison la plus satisfaisante à ce qu’un enchaînement de scènes produise son propre rythme au gré duquel le lecteur serait bien inspiré de se laisser porter, c’est McCammon lui-même qui me l’a fournie. Car, voyez-vous, j’ai achevé il y a quelques heures sa mémorable fresque d’un monde ouvert telle une insondable crevasse sur un cri où la terreur vibrait de folie. Une fois remis des effrayants échos de ce roman (je vous rassure, il offre aussi son content d’instants magiques), j’ai lu l’intéressante présentation de l’auteur qui y succédait. J’y ai notamment découvert l’extrait suivant :

« Je pense que le vrai défi pour un écrivain, c’est de créer un film mental : choisir l’éclairage, les costumes, les comédiens, le maquillage, s’occuper des effets spéciaux, de la réalisation et s’assurer que les accessoires arrivent au bon moment. J’aimerais que les lecteurs lisent mon livre comme ils regardent un film, qu’ils puissent voir les scènes au fur et à mesure. On le sait, le diable est dans les détails. Sans eux, les scènes manquent souvent de vie. »

Contemplation du destin immobile

Ce n’est donc pas l’écrivain qui est dans l’erreur, mais bien notre impatience qui nous fait négliger son effort destiné à nous amener au tempo qui lui a paru le plus approprié avant d’entamer la dernière ligne droite. C’est prendre le temps d’apprécier ce paragraphe qu’on ne voudrait que survoler que j’appelle vivre une histoire. J’évoquais Aznavour, plus avant, et me reviennent en tête ces magnifiques paroles de la non moins merveilleuse chanson Non je n’ai rien oublié : « Et le destin pressé, un instant prend la pause ». Prenons-là, puisqu’elle nous est offerte…

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Un habitat pour les pensées

Les élans égoïstes

Cette pause, un écrivain digne de ce nom parvient à la ménager à bon escient. Il sait ce qu’il fait. Sa gestion de l’instant où le récit retient son souffle, il la maîtrise à la perfection. À nous de lui accorder notre confiance en réfrénant nos élans égoïstes. À lire trop vite, les lignes deviennent une boue textuelle dont un glissement hâtif de notre regard se débarrasserait aussi sèchement qu’une semelle sur un racloir. Les bottes d’un lecteur doivent être crottées de la littérature dans laquelle il met les pieds. L’espace de quelques jours, c’est la terre où il séjourne, son chez-soi bâti dans un champ hérissé de mottes de phrases et creusé de pensées profondes. Il est le locataire de ces arpents d’idées et le propriétaire de celles qu’ils lui donnent.

Votre page nocturne

Comme beaucoup, il m’arrive d’interrompre momentanément ma lecture non parce qu’il m’ennuierait de la poursuivre faute d’intérêt, mais au contraire afin de savourer pleinement Une phrase. D’en déguster la saveur littéraire. C’est seulement ensuite que j’essaie de comprendre ce qui a éveillé chez moi une émotion particulière. Pourquoi elle m’a cueillie. Cela aussi entre dans une approche vivante de la lecture. Quand il est bien écrit, un livre parle à son lecteur et nourrit sa réflexion au même titre que ce qui pourrait se dégager d’une discussion avec un proche. Un livre, je l’ai dit, est votre demeure. On peut aussi le comparer à un immeuble où vous échangeriez des opinions avec l’auteur, ce voisin de palier parfois coupable de tapage nocturne dans le sens où ce qu’il écrit trouble votre sommeil.

L’indispensable corps à corps

Une pensée s’élabore en fonction d’une autre, soit qu’elle la complète, soit qu’elle s’y oppose. Oralisée, son contenu s’enrichit ou se déprécie selon la conviction qu’a votre interlocuteur de la formuler, les arguments dont il use pour l’étayer, l’effet que son timbre de voix ou sa gestuelle produisent sur vous, le degré d’attachement que vous éprouvez envers lui, etc. Écrite, cette pensée s’articulant au gré des phrases de l’écrivain sollicite, outre le questionnement de notre propre point de vue, notre intelligence littéraire. Celle-ci s’ancre bien sûr dans notre compréhension du texte, cette dernière dépendant de la lecture attentive qu’on en fait. Cette remarque, si elle va de soi, souligne l’indispensable corps à corps auquel tout lecteur doit se livrer avec une œuvre, en l’habitant pour la faire vivre…