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La puissance des mots pour véhiculer notre message : le renversement

Continuons d’approfondir la question de l’inspiration en écriture avec M. Butor avec sa démonstration de la puissance des mots, comme dans le renversement.

L’art du renversement

Michel Butor, ou l’analyse de la création littéraire / 2

La couleur de la baleine

Dans Répertoire V, Butor cite un extrait de Moby Dick afin de faire une démonstration imparable de la puissance du « mot renversé ». Dans ce passage où tout ce qui a trait à la couleur blanche symbolisant la fameuse baleine, Melville exalte à travers plus d’une vingtaine de références érudites et d’exemples inspirés l’importance du blanc dans notre civilisation ; au hasard : « […] les grands rois barbares du Pégu plaçant même le titre de ‘‘Seigneur des Éléphants blancs’’ au-dessus de toutes leurs autres grandiloquentes formules de majesté » ; « Bien que parmi les Hommes Rouges d’Amérique le don de la ceinture blanche de wampun ait été le plus profond témoignage d’honneur », etc.

La bascule de l’adverbe

Le reste est à l’avenant, jusqu’à ce que l’inversion intervienne de façon magistrale par l’utilisation de l’adverbe « pourtant » : « […] pourtant, malgré toutes ces associations accumulées avec tout ce qui est doux et honorable, et sublime, pourtant, dans la plus profonde idée de cette teinte, il rôde quelque chose d’élusif qui frappe l’âme d’une panique plus profonde que l’horreur qu’apporte la rougeur du sang. ». Ainsi, aussi immaculée soit-elle, la blancheur de la baleine, cette couleur comme idéalisée dans tout ce qui a précédé devient par la fausse banalité de ce « pourtant » l’image incarnée d’une terreur sans nom.

La feinte

Enfin si, celui de Moby Dick. Mais même si cette « panique plus profonde que l’horreur » demeurait innommable, à la façon des indicibles créatures lovecraftiennes, il resterait l’effet remarquable de ce procédé. Porter au pinacle une valeur, ici une couleur, par de multiples illustrations toutes plus éblouissantes les unes que les autres pour mieux lui apporter un contrepoint saisissant est bien entendu un procédé littéraire d’une efficacité redoutable. Melville l’a amené à son apogée en le construisant par une écriture élégante et savante, donnant à voir en l’usant jusqu’à la corde le pouvoir millénaire d’une couleur, celle de sa baleine, pour au final mieux surprendre son lecteur. C’est à mon sens une des plus belles feintes de la littérature.

Les moyens du renversement

De la bibliothèque au Net

À présent que je me suis esquinté les neurones à décrire ce procédé avec une habileté textuelle effarante (je n’en reviens pas moi-même), voyons ce que dit Butor sur la façon dont il est possible de le mettre en œuvre ; surtout, sur ce qu’il réclame d’investissement. Parce que croyez-moi, la façon dont Melville a articulé sa pensée autour de la couleur blanche nécessite un peu plus qu’aller en lire la définition dans le dictionnaire. Avant d’aller plus loin, il me faut préciser que Répertoire V a paru en 1982, soit une petite décennie avant l’avènement d’Internet. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’à cette époque, l’auteur ait écrit que le matériau d’un écrivain venait du dictionnaire, de l’encyclopédie ou de la bibliothèque constituant « la grande mine de la littérature ».

Tout le savoir des livres

Aujourd’hui, le Web nous donne accès à un nombre infini d’informations dans à peu près tous les domaines. Pour autant, je ne suis pas certain que Melville aurait pu effectuer son magnifique renversement en se cantonnant à la pourtant pléthorique offre du Net. Tout simplement car tout le savoir du monde ne s’y trouve pas. N’allez pas imaginer que je fonce sur le sentier de la guerre pour critiquer ce merveilleux outil. Je m’en sers pour l’écriture de quasiment chacun de mes articles. Mais l’essentiel de ce qui nourrit mon écriture provient de ce que les livres m’ont appris.

Une nuit à l’autel au coin du feu pour les Persans

Comprenez bien qu’il ne s’agit pas d’opposer le numérique au papier, car je les estime complémentaires. Par curiosité, j’ai tapé dans ma barre de recherche des phrases comme « Quelle est la symbolique de la couleur blanche » ; eh bien, par rapport au passage de Melville amenant au renversement, j’ai trouvé des choses certes intéressantes, mais il s’agissait pour la plupart de généralités, quand le passage en question collectait des faits très précis. Tenez, un autre exemple : « chez les Persans adorateurs du feu, la flamme fourchue blanche étant tenue pour la plus sainte sur l’autel ».

Plus blanc que blanc, ou Moby Dick dans la machine à laver

Bon, ni une ni deux, m’accrochant à une logique inébranlable, j’ai tapé « Le symbole blanc chez les Persans ». Voici sur quoi je suis tombé : « Chat persan blanc, symbole de pureté, machine à laver ( ???) ». Bon. J’ai comme un doute quant au fait que Melville en son temps ait eu à l’esprit de parler d’une machine à laver pour illustrer sa démonstration. Ce que je veux insinuer d’une façon si subtile que j’en reste ébaubi, c’est que l’auteur de Moby Dick ne s’est pas arrêté aux seuls symboles rattachés à son sujet : il les a mis en mots avec une puissance évocatrice telle qu’elle lui a permis de donner le souffle nécessaire à son renversement.

Du lavage à l’essorage

Pour parvenir à ce résultat, il a essoré son sujet jusqu’à la dernière lettre, ce qui n’a pas dû se faire qu’en renouvelant son linge de lit durant le mois du blanc. C’est pourquoi, pour en revenir à la question « d’où ça vous vient ? » de Butor, il est clair qu’à travers l’exemple de Melville l’inspiration peut jaillir tout autant du seul talent « naturel » d’un auteur que se construire grâce à un travail acharné. Ces deux facettes me semblent être une cohabitation allant de soi quand on se targue de vouloir écrire avec sérieux – à ne pas confondre avec se prendre au sérieux parce qu’on écrit…

Vous avez manqué la première partie de l’article ? Qu’à cela ne tienne !

Voici le lien pour l’obtenir : L’analyse de la création littéraire

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