Apprendre & Pratiquer le métier d'écrivain

L’art du contraste dans l’écriture

C’est un peu étonnant d’utiliser le contraste dans l’écriture. Vrai ? Peut-être pas. Bien amené, un auteur détient quelque chose qu’on regarde de plus près dans ces quelques pages.

L’intérêt qui se dégage d’une histoire peut provenir d’un contraste entre une partie du récit et les faits qui s’y déroulent. Quand on l’examine avec la curiosité servant les intérêts d’un écrivain, on peut s’apercevoir que la réalité comporte plusieurs strates. Qu’elle n’est pas faite d’un bloc indissociable, mais de plusieurs couches se superposant avec plus ou moins de liant. Là où on jurerait ne voir qu’une seule chose lors d’une banale scène de rue par exemple, différents points de vue s’empileront pour lui donner une coloration propre à chacun. Et je ne parle là que rien de plus anodin que les choses observables tandis qu’on boit tranquillement un café en terrasse en pensant à tout un tas de trucs qui eux aussi, – tiens tiens ! – se chevauchent dans notre esprit. Je vous invite à voir sur quoi va déboucher ce préambule absolument délicieux…

L’anecdote

Regardez bien

Je vais vous fournir une anecdote personnelle afin d’illustrer de quelle façon parmi tant d’autres ce qu’on a sous les yeux peut acquérir un intérêt qu’un coup d’œil distrait n’aurait peut-être pas permis de déceler. Prêts ? Allons-y pour une séance diapos old school et interactive à la fois, ou presque. Figurez-vous que j’étais en vacances il y a quelque temps. Oui, j’y ai droit une fois par décennie, c’est contractuel. Mon épouse et moi-même avions loué un petit logement non loin de la mer, dans une rue calme où étaient alignées des résidences qui pour certaines possédaient un certain standing. Bon, pas toutes.

Ces charmants noms-là

Toujours est-il que chacune ou presque avait été baptisée par son propriétaire. Des trucs comme « La Belle Océane », « Le myosotis des mers » et autres appellations du même style, vous voyez le genre. On sentait bien qu’elles n’étaient pas toutes habitées par des gens dont l’inspiration n’était peut-être pas la qualité première, mais passons. C’est charmant. Mais si. Et je ne suis pas obligé de dire tout ce que je pense, d’abord. Bien, quel rapport avec les contrastes de la réalité, tout ça ? Vous allez assez vite le comprendre, je pense…

Un succès dans un garage

Une personne résidant dans ce qu’il serait plus que charitable de considérer comme une « villa » aux proportions forts modestes l’avait appelée « Mon succès ». Là où j’habite, des esprits peu miséricordieux seraient enclins à nommer ça un « bout d’garage » ; ce que les gens sont mesquins, quand même. Bref, nous étions là, face à « Mon succès », et juste à côté de cette maison se dressait une imposante demeure qui rien qu’en hauteur devait lui rendre six ou sept bons mètres – je n’exagère pas. Qui plus est, elle était dotée d’un grand parc planté d’essences luxuriantes quand « Mon succès » ne bénéficiait que d’un terrain rikiki où un arbre des plus communs n’en finissait plus de rabougrir. Vous la voyez arriver, la chute de mon anecdote basée sur le côté décalé de ce qui s’offre au regard ? Non ? Continuez de bien ouvrir les yeux, alors.

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L’architecture du contraste

L’altitude du bon goût

Question look, il était assez évident que « Mon Succès » avait eu le redoutable privilège d’avoir eu pour maître d’œuvre une personne visiblement resté très marquée par la période Lego de son enfance – un carré plus un carré ça fera bien un rectangle – tandis que la splendeur d’à côté se déployait  dans d’harmonieuses audaces architecturales faisant s’élever l’ensemble en un parfait équilibre d’arches d’une douce rondeur et de formes élancées s’arrêtant dans leurs assauts verticaux à quelques centimètres de l’altitude où le bon goût culmine.  

Un prestige de façade

Je me suis alors tourné vers ma femme, et désignant cette magnifique habitation, j’ai dit : « Et celle-là, comment ils l’ont appelée ? ‘‘Mon triomphe’’ ? » Cela dit sans la moindre arrière-pensée moqueuse envers « Mon succès » qui flatulait quand même un peu au-dessus de sa mini-véranda. Hum. Tout ceci pour dire qu’au-delà de la visée drolatique de ma réflexion, ma pensée d’écrivain a soulevé la strate de la simple apparence (une des deux maisons était bien plus luxueuse que l’autre et, pour la petite histoire, portait un nom des plus humbles ) tandis que la moins bien loti, comme disait Pierre, s’enorgueillissait d’un prestige de façade, puisque c’est bien sur cette dernière qu’étaient accrochées les lettres formant « Mon succès ». Et si je veux, je fais des phrases longues. Non mais.

Les strates du tapir

Littérairement parlant, j’avais là matière à écrire une scène, dialoguée ou non, adaptée au contexte qui pouvait éventuellement s’y prêter. Bon, c’est parti pour voir si, sous une strate de la réalité, peuvent se tapir (qui entre nous soit dit est un drôle d’animal) de ces détails dont le caractère anodin masque mal le potentiel narratif. Dit ainsi, ça en jette, me reste plus qu’à faire preuve d’un peu d’imagination. Allez, soyons fous, c’est moi qui paie les camisoles : donnons asile dans cet article à deux scènes dans des genres différents où je vais réutiliser ce matériau-là….

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Maison sentimentale

Charlie passa son bras autour des épaules de Bénédicte alors que la température baissait et qu’il leur restait une dernière maison à découvrir, mais sans la visiter.

« C’est celle-là, dit Charlie en se plantant devant la petite habitation de plain-pied qui ne payait pas de mine. Puis il remarqua l’inscription en lettres dorées sur la façade au crépi défraîchi ; ‘‘Mon succès’’, fit-il avec un sourire narquois. Un succès d’estime, on va dire !

— Oh, il faut toujours que tu te moques, lui répliqua-t-elle en arborant une expression fâchée que contredisait son joli sourire plus que complice. Eh puis quoi, elle n’est pas trop mal, si ? En tout cas, je trouve que nous serions très bien ici », insista Bénédicte en s’imaginant déjà bouquiner sous l’arbre certes un peu rachitique qui occupait seul l’étroite bande de gazon courant le long du logis. Et en tendant l’oreille à cette heure où la circulation du boulevard proche s’était raréfiée, on pouvait faiblement entendre la mer frapper les rochers, de l’autre côté de la route. Même si on ne la voyait pas, ça produisait son petit effet…

« Mouais… même si je t’amenais dans une grotte, tu ne pourrais résister à l’idée d’y passer le restant de tes jours en compagnie d’un mec aussi viril et attirant que moi, de toute façon », la taquina-t-il en se frappant le torse avant de resserrer son étreinte autour du corps svelte de la jeune femme.

Elle se dégagea en riant de bon cœur en lui disant que son but dans l’existence n’était pas de passer l’essentiel de son temps à éplucher des bananes pour qu’un un affreux gorille comme lui les déguste devant une télé en silex. Il joignit son rire au sien puis, tournant la tête, chuchota presque :

« Mouais…vise un peu celle d’à côté, plutôt. Elle est splendide, je n’ai même pas les mots », dit Charlie en contemplant d’un air admiratif une demeure dont la séduisante architecture faisait au propre comme au figuré de l’ombre au bien que le conseiller immobilier leur avait recommandé d’aller voir. Mais « Mon succès » ne paraissait pas recueillir celui escompté auprès du jeune homme. En revanche, celle qui tenait d’un endroit presque féérique, avec ses voilages s’agitant doucement dans la brise de début de soirée hors de hautes fenêtres en ogive ouvertes sur un des trois vastes balcons saillant sous les lambrequins du toit, l’émerveillait.

Tandis que Bénédicte lui prenait tendrement la main, sentant combien il était absorbé par cette vision enchanteresse, il chercha une plaque ou une inscription où aurait figuré le nom de cette construction paradisiaque et fut intrigué de celui donné par ses propriétaires quand il remarqua la discrète calligraphie sur l’avancée d’une terrasse à la balustrade mauresque: « La conque venteuse ». Il ne sut déterminer si c’était là un m’a-tu-vu poétique, compromis de la richesse ne cédant rien au rêve.

«  Mon amour ? Tu es dans la lune ? murmura-t-elle en lui caressant doucement la nuque.

— Oh, je suis désolé ma chérie ! Dans la lune, oui. Celle que nous ne pourrions jamais atteindre même en vivant juste à côté. Alors… »

Bénédicte comprit ; l’affaire était entendue. Ils chercheraient un nid douillet ailleurs, là où rien au quotidien n’en déprécierait les brindilles même les plus banales. Sentant Charlie un rien mélancolique alors qu’ils s’éloignaient bras dessus-bras dessous, elle lui glissa à l’oreille :

« Tu sais comment je l’aurais appelée, moi, cette magnifique maison de conte de fée ?

— Dis-moi, répondit-il, déjà amusé en sentant venir une de ses plaisanteries que tant il aimait parmi bien d’autres étincelles de sa fantaisie.

— Eh bien, comparée à « Mon succès », j’aurais mis le paquet avec un bon gros « Mon Triomphe » en lettres serties de diamants au-dessus du grand porche d’entrée ! ».

Charlie s’esclaffa sans retenue, un son grave auquel se mêlèrent les notes plus claires de la joie quasi-enfantine de Bénédicte ; la petite musique de leur bonheur papillonna autour des premières lueurs nocturnes des lampadaires qui s’allumaient. 

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Construction autobiographique

J’ai grandi dans un pavillon situé au cœur d’une zone industrielle, à la périphérie d’une ville encrassée d’ennui. Puis, à la mort précoce de ma mère, mon vieux avait cru fuir la tristesse de ce deuil en déménageant. Pas n’importe où : au bord de l’océan. J’ignore si l’assurance-vie de son épouse l’avait longtemps maintenu hors de la douleur, dans l’illusion d’une vie plus agréable où le chagrin n’aurait pas sa place.

Ses « On va être comme des rois, ici » ou « Notre vie va changer, ici » résonnaient comme des mantras à l’efficacité discutable. Ce « Ici » consistait en un quartier résidentiel où nous étions comme les pièces non prévues dans le puzzle d’une société dont le motif était figé depuis des générations. Mon instinct adolescent, parcouru d’élans chaque jour plus lucides, m’alertait sur le côté factice, ou pour le moins forcé, de l’enthousiasme paternel. Mais il s’y accrochait.

Lui comme moi, alors que je n’avais que six ans lorsque nous l’avions quitté, conservions à l’esprit les images grises du morne décor où il était devenu veuf et moi orphelin. Ce malheur qu’il espérait ne pas être du voyage avait rejailli de nos valises à peine ouvertes sur le lit du modeste hôtel où nous avions séjourné trois mois avant de nous installer dans notre nouvelle habitation encore loin d’être au stade des finitions.

Cinq mois parmi des cartons dont on ne déballait jamais le bon, presque un semestre où, à l’abri de quatre murs bruts, rien d’autre ne s’organisaient que des projets suspendus au prix des travaux envisagés et sans cesse modifiés – donc reportés – par mon père selon les totaux affichés par sa calculatrice.

Une semaine après notre arrivée dans l’hôtel duquel nous avions la chance d’apercevoir un minuscule bout de l’Atlantique par une fenêtre étroite entre deux pinèdes touffues, mon père avait occupé l’emploi d’ouvrier spécialisé pour le compte d’un des entrepreneurs de la région.  Ce dernier lui avait proposé un poste intéressant quand mon vieux lui avait confié vouloir laisser sa vie d’avant derrière lui.

Le patron lui avait en outre fait miroiter la promesse de le faire évoluer au sein de son entreprise si jamais il faisait l’affaire. L’un étant sérieux dans son travail et l’autre dans ses engagements, mon géniteur avait fait son chemin d’un chantier à l’autre, devenant ouvrier qualifié, puis ouvrier hautement qualifié et enfin, maître d’équipe. Son salaire révisé régulièrement à la hausse au cours de ces années-là lui avait enfin permis de s’offrir un endroit où vivre à la hauteur de ses aspirations.

Et voilà qu’aujourd’hui, je suis revenu dans ce quartier que je n’avais plus revu depuis la période où j’avais doucement glissé vers l’âge adulte et l’éloignement de celui dont la racine filiale avait commencé à s’effriter dès qu’était survenu le décès de ma mère.

Parmi les demeures anciennes semblant somnoler sous le soleil telles de vieilles bourgeoises discrètes mais vigilantes, la maison de mon paternel affichait enfin au grand jour ce qu’avaient voulu dissimuler ses murs dès la pose de la première pierre, près de quarante ans plus tôt : la pire des pauvretés, celle ne cessant jamais de gangréner l’esprit de celui dont le cœur n’a plus la richesse de battre par amour.

Couteux crépi taloché à moindre frais car réalisé de sa main experte avec l’aide de ses collègues d’alors devenus ses amis, tuiles romanes du plus bel effet, superbes vitres cintrées en façade entourant une porte protégée par une grille en fer forgée faite sur mesure, telles avaient été les caractéristiques de sa fierté de terre cuite, pierre, bois et métal. De sa ruineuse dignité dont, au-dessus de la pancarte « À vendre », il ne restait plus que deux mots, qui pendaient de guingois sous le pignon dont le crépi partait par plaques à présent : « Mon succès ».

C’est ainsi qu’il avait, par dérision, baptisé sa villa de poche, rendue, malgré tous ses efforts, ridicule quand, quelques mois à peine après qu’elle avait été achevée, un homme d’affaires riche à millions avait fait construire juste à côté un véritable manoir d’une beauté foudroyante. Manoir qu’il avait pompeusement baptisé « Mon triomphe ».

« Il ne voudrait même pas de ma baraque comme d’une cabane à outils », avait plus tard lâché mon père avec amertume alors qu’il tutoyait la bouteille plus souvent qu’à son tour depuis quelque temps déjà.

Moi, j’ai tracé mon chemin, depuis, suivant l’un de ses rares conseils à l’époque où il était encore cantonnier : « Fais ce que tu veux comme boulot, mais sois le meilleur dans ton domaine, sinon tu seras toujours comme j’ai failli l’être à contempler les chaussures des Messieurs quand je creusais des tranchées pour passer des canalisations. Et la boue qui crottait un peu les semelles de leurs souliers cirés me renvoyait à celle dont j’étais faite, moi, dans ce trou avec ma pelle. Alors n’oublie jamais ça : ta vie ne doit pas avoir pour seul horizon que le cuir bien lustré des chaussures de ceux qui te commandent. »

Je n’ai pas oublié. C’est pourquoi me voici de retour, avec de l’argent affluant chaque jour sur mon compte en banque comme les vagues de cet océan dont mon père espérait qu’elles finiraient par noyer ses plaies à l’âme, ce qui n’arriva jamais. Comme je l’ai appris, il les lava lui-même, d’un coup de fusil, un de ces soirs où l’alcool se mêle dangereusement au plomb du désespoir.

Pour finir avant de recommencer

Eh bien voilà, aimables lecteurs que vous êtes d’être allés au bout de cet article, et notamment de ces historiettes. Oh, peut-être ne cassent-elles pas trois pattes à un canard, je n’en sais rien. Il faudrait sans doute que je voie un canard à trois pattes pour me prononcer quant à ça. Quoi qu’il en soit, au moins les ai-je écrites avec plaisir afin de tenter d’illustrer mon propos. Lors d’un prochain papier traitant du même sujet, je laisserai la place à des écrivains appréciant de voir contrastes et décalages s’installer dans leurs récits. Qu’ils fassent un succès ou un triomphe…