Apprendre & Pratiquer le métier d'écrivain

Le personnage-narrateur

Le personnage-narrateur est un point commun que partagent Vol au-dessus d’un nid de coucou, Les vestiges du jour et Des fleurs pour Algernon, en plus du fait que ce sont tous des chefs-d’œuvre. C’est lui qui « dirige » l’histoire, lui qui fait la présentation des autres personnages tout en interagissant avec eux, lui encore qui est au cœur de l’intrigue tout en l’observant avec plus ou moins de recul. Nous allons essayer de saisir les nuances de ce personnage étant – presque – le seul maître à bord d’une histoire…

La chair de l’histoire

La narration sous toutes ses formes offre plusieurs façons d’aborder un texte. Dans le cas d’un personnage-narrateur, le ton qu’il emploie, au-delà de ce que nous raconte une histoire,  confère sa chair propre à cette dernière. L’identité de ce conteur occupant en grande partie le premier plan déteint naturellement sur le récit. Cela ne signifie aucunement qu’il prive les autres personnages d’une forte caractérisation, comme on va le voir à travers divers exemples, commentaires, et projection de diapositives après le buffet dînatoire. Ah non.

Vol au-dessus d’un nid de coucou, de Ken Kesey

Le contexte

C’est par les yeux de Grand Chef, un géant indien nommé Bromden passant silencieusement le balai dans l’hôpital psychiatrique dirigé d’une main de fer par l’infirmière-chef Miz Ratched, que l’on découvre l’intrusion tonitruante de McMurphy dans ce monde où la folie ronronne au rythme d’une routine faussement bienveillante. Oui, comme les chats, qui, c’est bien connu, sont des créatures du diable.

Le rôle du personnage-narrateur

Grand Chef, en tant qu’observateur mutique, n’intervient que rarement de façon active dans l’histoire, ce qui crée un puissant contraste lorsqu’il sort de ce rôle volontairement étudié pour qu’il paraisse en retrait alors que son influence sur l’appréhension de tous les enjeux est primordiale.

Cette mise à l’écart du personnage-narrateur opérée par Ken Kesey permet, sous l’œil de Bromden, à la personnalité à la fois solaire et écorchée de McMurphy de s’exprimer. De la même façon, le côté retors de Miz Ratched est exposé sous le regard du Chef. Un duel sans merci peut alors rapidement s’engager entre celui représentant le trouble à la société et celle chargée de faire régner l’ordre dans un institut dont les barreaux sont tant mentaux que réels. McMurphy n’aura de cesse d’essayer de les briser et Miz Ratched de l’en empêcher sous le regard attentif de Grand Chef.

Le procédé

Bromden, s’il possède une vision légèrement altérée de la réalité en raison du traitement qu’on lui donne – il est parfois en proie à des hallucinations –, demeure un narrateur fiable. Il peut être amené à interpréter des événements, mais même lorsque sa perception des choses subit ces distorsions, il restitue fidèlement tout ce qui se passe.

Le fait qu’il finisse par se lier d’amitié avec McMurphy diminue la distance narrative du début, car en quelque sorte ils parlent d’une même voix, bien que McMurphy n’endosse à aucun moment la fonction de personnage-narrateur. Le rapprochement des deux hommes, s’il influe sur le récit, n’aboutira donc jamais à un changement de point de vue. Ken Kesey a réussi ce pari de modifier presque imperceptiblement sa structure tout en conservant les piliers de sa narration intacts.

Comme quoi on peut écrire une histoire magnifique avec un colosse jouant du balai toute la sainte-journée, un type rebelle un peu moins givré que le rebord d’un verre à cocktail et une infirmière plus sadique que votre prof de chimie de classe de 5ème. Et je ne dis pas ça parce que j’étais nul en chimie.

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Les vestiges du jour, de Kazuo Ishiguro

Le contexte

Stevens, un majordome officiant avec célérité dans une demeure tenant plus du château que du deux pièces-cuisine, Darlington Hall, se voit offrir quelques jours de congé par le nouveau propriétaire du domaine. Stevens les met à profit pour entreprendre un voyage qui le mènera à revoir Miss Kenton, l’intendante efficace ayant servi sous ses ordres des années auparavant et pour laquelle il aurait volontiers agité son plumeau.

Le rôle du personnage-narrateur

Stevens nous raconte son histoire à travers celle de Darlington Hall. Tout en étant l’un des personnages principaux du roman, il est, de par sa fonction, appelé à s’exprimer avec réserve. S’il relate les événements de grande importance comme les scènes plus anodines, il lui appartient surtout de nous faire comprendre le fonctionnement d’une grande maison sur laquelle, à l’exclusion du propriétaire de Darlington Hall, il règne en maître. Et à travers son activité de majordome, nous révéler les destins personnels d’un certain nombre de personnages.

Le procédé

La narration de Stevens consiste à nous mentir en se mentant à lui-même. Il le fait avec classe et distinction, mais le discours qu’il sert à la grande table recouverte d’une nappe immaculée chargée de mets délicieux où ses lecteurs sont installés est – en partie – factice. Le véritable motif de sa visite à Miss Kenton est par exemple abordé par un biais ne reflétant pas la réalité, ou du moins choisit-il celle qui l’arrange. Le motif avancé s’appuie certes sur une part de vérité, mais elle masque la réelle intention le poussant à reprendre contact avec Miss Kenton.

Tout le récit du personnage-narrateur de Stevens est à l’avenant. En travestissant les faits comme les convictions qu’il éprouve, corseté par les règles strictes de sa profession et une pudeur ne disant pas son nom, il déroule son récit en cherchant à dissimuler le fond de sa pensée. Ce n’est pas un personnage-narrateur dont on pourrait dire qu’il soit un menteur pathologique, loin de là. Mais son rôle de majordome imprègne ses opinions comme ses sentiments personnels, ce qui altère en permanence sa « vision narrative ».

Pour autant, Ishiguro maîtrisant parfaitement son sujet, il enclenche une sorte de double narration en confrontant au discours de Stevens la réalité des faits afin que le lecteur ne soit pas mis en dehors de l’histoire, et au contraire se réjouisse de la subtilité avec laquelle Stevens tente de nous berner alors qu’il s’illusionne lui-même. Si ce qu’il rapporte au lecteur n’est pas complètement faux, sa rigidité morale et sa loyauté l’empêche de dire tout ce qu’il a sur le cœur. En ce sens, contrairement à Grand Chef, ce n’est pas un narrateur fiable.

Comme quoi on peut écrire une histoire magnifique avec un gars qui fait rien qu’à nous raconter des bobards du hors-d’œuvre au dessert, une bicoque qui nous mettrait sur la paille si on devait en payer la seule taxe foncière et les amourettes du petit personnel dont je ne veux même pas entendre parler.

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Des fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes

Le contexte

Charles Gordon, un homme mentalement retardé, voit son existence radicalement transformée suite à un traitement d’abord expérimenté sur une souris nommée Algernon. Quand cela commence à porter ses fruits, Gordon acquiert de plus en plus de connaissances à un rythme incroyable jusqu’à devenir un génie. Un peu comme moi, quoi. Sauf que je ne suis pas encore parvenu à attraper d’autre souris que celle de mon ordinateur.

Le rôle du personnage-narrateur

La sublime inspiration de Keyes est d’avoir fait de Charles Gordon son personnage-narrateur. Celui-ci a la charge de faire mesurer au lecteur les progrès qu’il accomplit au fil des paragraphes. Et grâce à cette narration graduelle, d’expliquer en quoi ça change son existence, la nouvelle conscience qu’il possède du monde qui l’entoure et les possibilités quasiment infinies que ses formidables facultés intellectuelles lui laissent entrevoir. Tout ceci corrélé aux difficultés rencontrées pour s’adapter à une vie dont il ignorait tout ou presque, et faire comprendre comment quelqu’un qu’on prenait autrefois en pitié en vient à susciter les jalousies. Quoi de mieux que le point de vue de Charles Gordon lui-même en tant que personnage-narrateur pour éclairer les bouleversements de son esprit ?

Le procédé

Là encore, Keyes trouve une technique imparable afin que le lecteur puisse évaluer en « temps réel » les progrès de Charles Gordon grâce aux « conte randu » que ce dernier doit effectuer à la demande des psychiatres qui le suivent. Si ses premiers comptes-rendus sont truffés de fautes et basiques du point de vue de la réflexion, Gordon finit par en fournir dont l’orthographe est irréprochable et les raisonnements de plus en plus étayés, au point que la bascule s’opère au gré des jours entre celui qu’il a été et celui qu’il devient bien au-delà des espérances de ceux l’ayant utilisé comme cobaye.

Comme quoi on peut écrire une histoire magnifique avec un cancre qui, suite à des cours très particuliers, devient un peu plus malin qu’une souris dont on sait pertinemment qu’elle n’avait pas beaucoup révisé.