Apprendre & Pratiquer le métier d'écrivain

Le pouvoir des « petites phrases »

Seconde partie

La semaine dernière, je vous ai annoncé mon projet de développer une petite phrase inspirante. Chose promise, chose dure. Ne voyez aucune grivoiserie dans ce détournement de l’expression « chose promise, chose due », mais le fait est que cet article m’a réclamé beaucoup plus d’efforts que ceux que j’avais escomptés y consacrer à l’origine. Ce n’est pas que j’ai ressenti l’envie de paresser. C’est même tout le contraire : la « petite phrase » que vous trouverez ci-dessous, puis incorporée dans la nouvelle qu’elle m’a inspirée, m’a entraîné bien plus loin que je ne l’imaginais au départ. Je me suis laissé embarquer par mon histoire. Ça arrive, quand écrire est une passion…

Un écrivain est souvent un enfant ayant fait une bêtise et duquel un adulte a exigé : « Dis-moi ce qui s’est vraiment passé, et ne me raconte pas d’histoires ! ».

Le dragon dans la bibliothèque

Quand la jeune femme demanda à Quentin la permission de s’asseoir à la table où il s’était installé une demi-heure plus tôt, il acquiesça d’un vague grognement sans lever les yeux du bouquin de science-fiction qu’il dévorait en ce lumineux matin de juin. Il l’entendit prendre place dans un froissement soyeux mais ne lui accorda aucun regard, ce qu’il regretterait plus tard.

Pour l’instant, le roman avait sur lui la puissance hypnotique d’un talisman. Cet intérêt proche de la fascination tenait aussi beaucoup à l’atmosphère empreinte de sérénité qui le gagnait à l’instant même où il franchissait les portes s’ouvrant sur le hall de marbre du rez-de-chaussée de l’édifice. Gravir la noble usure des escaliers de pierre foulés depuis plus d’un siècle par des milliers de lecteurs, marcher le long de la balustrade menant au seuil de l’immense endroit où se côtoyaient des trésors de siècles d’écriture étaient un plaisir renouvelé chaque mercredi.

Le panonceau « Ici, le silence est d’or : repartez riche ! » placé sur l’un des battants de chêne verni allumait toujours une lueur d’espoir en lui. Derrière cet avertissement malicieux se tenait la promesse que les scories tourmentées de son cerveau disparaitraient de façon éphémère comme par enchantement.  

Une senteur agréable s’éleva suite à un geste nonchalant de sa vis-à-vis faisant glisser jusqu’à lui d’une main couverte d’un gant résille mauve ce qu’il prit d’abord pour un billet doux. Cela le fit s’empourprer quelque peu, le rouge lui montant plus encore au visage lorsqu’il se rendit compte de sa confusion. Il s’agissait en fait d’un marque-page.

« Bien que l’intrigue imaginée par ce très certainement talentueux Ray Bradbury m’ait l’air passionnante, au point de n’avoir pas émis un regard en ma direction quand je vous ai salué, j’espère que ce morceau de carton vous rappellera vos manières de butor quand vous l’utiliserez. Je vous pardonne, l’impolitesse cachant parfois une occasion manquée. Au revoir, monsieur, peut-être un jour me raconterez-vous comment cela se termine ?… dit-elle avec une pointe d’amusement charmante de suavité. »

Puis elle partit d’une allure vive dans le discret raclement des pieds de son fauteuil qu’elle venait de repousser. Confus, le regard aimanté par le marque-page et l’esprit tourneboulé par les paroles ambiguës de la jeune femme, il ouvrit la bouche pour s’excuser et quittant enfin son livre des yeux, eut une brève vision d’elle disparaissant au coin d’une allée où, il le savait, des rayonnages entiers étaient consacrés à la vie des fées, aux rites des sorcières, aux enchantements des elfes, aux farces des lutins, aux festins des ogres et aux cachettes des dragons. À tout ce qui enchantait les enfants aussi bien que ça les impressionnait.

Il connaissait cette partie du lieu par cœur car, chaque mercredi après-midi, Oscar, son fils d’un peu plus de neuf ans, le rejoignait ici en revenant de son école située une rue plus loin. C’était un garçon brun assez grand pour son âge au regard rempli de curiosité et pourvu d’un visage agréable. En prime, il avait le sourire facile. Ensemble, ils passaient une heure et demie là où justement son père n’avait pu qu’entrapercevoir l’inconnue s’y engager de dos. Elle semblait élégante, assez grande, et portait un chapeau parme à large bord appelé capeline, si le peu de connaissances dont disposait Quentin en mode féminine était fiable. Une robe droite lilas s’arrêtant au-dessus de mollets fins ondulait avec souplesse le long de son corps.

Songeur, il se demanda à quoi ressemblaient ses traits. Étaient-ils aussi délicats que ce que la recherche de sa tenue suggérait ? Et dégageaient-ils l’impertinence joyeuse qu’il avait devinée dans sa voix ? Lorsque son fils arriva, il prit le marque-page et l’inséra promptement là où il avait arrêté sa lecture, comme s’il y avait quelque chose de compromettant à l’avoir accepté de la part de l’inconnue.

Puis Oscar et lui se dirigèrent à leur tour par là où elle s’était éclipsée ; les fragrances délicates d’un parfum commençaient de s’y dissiper. Il reconnut l’odeur subtile d’une note de violette qui l’avait enveloppé comme il était plongé dans Farenheit 451 lorsqu’elle l’avait abordé. Il se dit en cet instant qu’il avait singulièrement manqué de courtoisie. Avoir son impression sur l’histoire d’un pompier nommé Montag dont le métier était de brûler des livres, le genre de roman dont l’appartenance à une bibliothèque relevait de la cocasserie, aurait pu déboucher sur un échange à mi-voix passionnant.

Il se reprocha in petto sa goujaterie l’ayant privé de cette conversation puis, posant une main bienveillante sur l’épaule de son fils, lui adressa leur formule complice : « Une heure et demie, pas une minute de plus, sans quoi l’autocar qui doit nous ramener à la maison se transformera en citrouille ! ». La blague moderne de Cendrillon, comme Quentin l’avait assuré Oscar la première fois où le garçonnet l’avait accompagné, pour l’anniversaire de ses cinq ans.

Au tout début, le petit lui demandait régulièrement l’heure en craignant de voir une énorme citrouille pourrissante stopper devant l’aubette si jamais ils se mettaient en retard d’une minute. Son père lui avait enseigné la signification du positionnement des aiguilles sur le petit cadran il y avait plus d’un an, ce qui lui épargnait ces questions auxquelles il répondait patiemment, comprenant l’appréhension enfantine.

Quentin et Oscar déambulèrent au sein du coin jeunesse parmi les étagères dont les formes arrondies sculptées telles des vagues de bois se succédaient, inspiration d’un menuisier de talent invitant à voguer à bord d’un vaisseau vers des contrées merveilleuses dont les pages de chaque ouvrage, richement illustrés, seraient les voiles.

L’architecte ayant conçu les plans de cette bibliothèque avait dû longuement réfléchir à l’emplacement des espaces vitrés pour protéger les livres de la lumière entrant généreusement dans la vaste salle du premier étage. Ç’aurait pu constituer un labyrinthe d’étagères rébarbatif, mais l’esprit ingénieux chargé d’aménager ces meubles imposants avait été pourvu d’un grain de fantaisie. Son œuvre évoquait ainsi paradoxalement un nid douillet aux proportions impressionnantes.

Céder à la tentation d’une organisation géométrique du mobilier aurait drapé tout l’espace d’une fâcheuse austérité. Disposé presque avec malice, et sans trahir le côté solennel de ce sanctuaire, le mobilier contribuait au contraire à son atmosphère réjouissant le cœur par la sensation de félicité qui s’en dégageait et l’esprit par la qualité des lectures qu’il offrait.

Après avoir consulté et lu des passages de plusieurs ouvrages, dont un exemplaire luxueux de Bilbo le Hobbit entamé par Oscar au cours de leur visite précédente – en viendrait-il jamais à bout ? – le moment vint où ils descendirent jusqu’à l’arrêt de bus. Derrière eux se dressaient les murs blancs de la bibliothèque dont les dessous du  toit plat était décorés d’une rangée de motifs ajourés qu’Oscar trouvait « sensass » (le mot à la mode cette année-là) – des lambrequins, lui avait appris son père. Le rez-de-chaussée, percé de fenêtres rectangulaires, contrastait harmonieusement avec celle hautes et cintrées de l’étage qu’ils venaient de quitter. Un bâtiment que le garçonnet adorait.

Assis dans l’autobus, Oscar remarqua l’expression de son père. Pas celle, douloureuse, de ses yeux céruléens revivant l’époque où son épouse Amélie était morte dans un accident de voiture en mars à peine trois ans après avoir accouché de leur fils unique, et l’avait laissé de longs mois désemparé. Plutôt celle de l’homme plein d’entrain qu’il était avant ce décès. Avant ces cernes bruns soulignant la rareté du pétillement de son regard d’antan ; avant ses cheveux s’argentant à l’approche de la quarantaine et les rides creusant son front quand ses pensées reprenaient le chemin d’un passé cendreux.

Soit presque tout le temps, sauf au cours de leur rendez-vous hebdomadaire à la bibliothèque, la raison essentielle  pour  laquelle Oscar aimait tant cet établissement ; Quentin y puisait un apaisement agissant tel un répit dans son deuil. « La tristesse est une guerre bénéficiant de cessez-le feu », avait-il dit à son fils se réjouissant du bienfait que ce bâtiment produisait sur lui.

Parvenus dans leur confortable maison de ville, Oscar s’aperçut de la persistance de la lueur amusée ou intriguée, il n’aurait su le dire, dans le regard paternel. Il ne le questionna pas quant à ce qui s’apparentait à de la vraie bonne humeur, car bien que novice dans l’art de déchiffrer l’attitude des gens, il savait quand son père donnait le change, ce qu’il faisait la plupart du temps depuis la tragédie.

Chacun s’affaira de son côté, Oscar se débattant pour retenir la table de multiplication de 7 et de 8, Quentin essayant de débrouiller l’intrigue du roman pour lequel son éditeur le relançait depuis quelque temps. En début de soirée, ils discutèrent jusqu’au dîner des livres qu’ils avaient feuilletés : de la texture des ailes de fées, de la résistance des poumons de braises des dragons, de l’estomac élastique des ogres… En pleine conversation, une question se fit jour dans l’esprit de l’enfant, et elle le troubla tant qu’il l’a posa aussitôt à son père.

« Au fait, comment devient-on écrivain, papa ?  Et comment toi, tu l’es devenu ? ». Oscar se rendit compte que jamais auparavant cela ne l’avait préoccupé. Son père écrivait et gagnait de l’argent en vendant ses bouquins, voilà tout.

Quentin eut un sourire mi ravi, mi mélancolique avant de lui répondre.

« Un écrivain est souvent un enfant ayant fait une bêtise et duquel un adulte a exigé : « Dis-moi ce qui s’est vraiment passé, et ne me raconte pas d’histoires ! 

— Ah ? C’est tout ?

— Oh non, ce n’est que le début ! Ce qui fait germer l’idée – tu sais ce que signifie « germer » au fait ?…

— Oui, c’est comme ça qu’on finit par avoir des petits pois dans une boîte de conserve », répliqua un Oscar tout fier de s’être souvenu de ce que lui avait dit son père la première fois où il lui avait demandé la signification de ce verbe. 

Quentin rit de bon cœur et reprit son explication.

— Eh bien, une fois l’ordre de l’adulte donné, les enfants étant ce qu’ils sont, dans la tête de celui pris en faute commence à germer des histoires afin de ne pas lui avouer ce qu’il s’est exactement passé. C’est ainsi qu’on devient écrivain : en faisant germer quelques mensonges pour récolter ce qui se rapproche le plus de la vérité d’une histoire. Ça ne la rend ni réelle ni fausse, mais la raconter ainsi permet qu’elle soit acceptable à entendre et que chacun y trouve son compte. Et son plaisir, si jamais les petits pois sont bons. »

Son fils opina en souriant et réfléchit assez longtemps avant de reprendre la parole ; une chose qu’il n’aurait pas cru possible venait de s’imposer à lui avec une logique subite.

« Alors… pour devenir écrivain, il t’est arrivé un jour de mentir, toi aussi ?

— Oh… moi ? Peut-être bien, mais qui s’en souvient après tout, hum ? Allez, file mettre ton pyjama et te brosser les dents le temps que je débarrasse la table, j’irai te souhaiter bonne nuit quand tu seras dans ton lit.

– Ok, P’pa, à tout de suite ! » fit Oscar avant de grimper les escaliers menant à sa chambre en courant.

Quand tous deux furent couchés, ils ne s’endormirent pas immédiatement. Quentin songea à Amélie, comme chaque soir, en une prière aimante dédiée à sa mémoire. Un dernier sourire précédant son assoupissement naquit sur ses lèvres sans qu’il en ait conscience.

C’était Amélie qui, au début de leur relation, lui avait appris avec espièglerie comment on devenait écrivain, l’étant elle-même. Il avait repris mot pour mot son délicieux raisonnement, tel qu’il venait de l’expliquer à son tour à son fils. Son sourire s’affaissait quand il se figea au coin de ses lèvres en repensant brièvement à l’inconnue portant une capeline parme, une robe lilas et des gants résilles mauves. Il se reprocha de ne pas l’avoir observée à la dérobée, car maintenant il lui prêtait mille apparences. Ça l’agaça, mais surtout, le déçut. Puis le sommeil eut raison de lui.

Oscar s’apprêtait à accueillir des rêves où se fondraient tous ces personnages et ces créatures que son père et lui avaient examinés à la bibliothèque avant que la fatigue ne le cueille quand une représentation tant effrayante que magnifique contenue dans Bilbo le Hobbit illustrant la quête des nains désireux de récupérer le trésor qu’un terrible dragon leur avait dérobé lui revint en mémoire : Smaug, monstre d’écailles ailé au souffle de volcan, couvant d’innombrables pièces brillant de mille reflets dorés dans la pénombre de la montagne souterraine.

Dans l’obscurité de sa chambre d’enfant, ce fut son père qu’il imagina assis sur un tas d’or qu’il chérissait mais ne lui servait à rien. Sans pouvoir formuler toute la portée symbolique de l’image, l’enfant savait intuitivement que les années de bonheur disparues passées aux côtés de sa femme représentaient un trésor le condamnant à vivre dans les ténèbres de son passé. Une larme lui vint à l’idée que son papa risquait de finir ses jours comme un vieux dragon triste. Un dragon ayant perdu la flamme.

La nuit lui imposa une quête en deux parties pour que cela n’arrive jamais. Une simple. Et une compliquée. Sans d’autre chance de succès que la foi ballottée dans le maelstrom de ses rêves ne pouvait lui garantir.

*

Le lendemain était un jour férié. Après avoir préparé le petit déjeuner, Quentin dispensa son fils de faire des devoirs et l’autorisa à regarder des dessins animés à la télévision pour qu’il patiente en attendant son retour d’un cercle littéraire se réunissant chaque trimestre à date fixe.

Il acquiesça distraitement, préoccupé par le plus angoissant défi à réaliser dans son plan établi d’après rien de plus solide que des rêveries fiévreuses : subtiliser la clef de son père. Celle de la chambre d’Oscar y ressemblait quasiment comme deux gouttes d’eau, mais ne faisait pas jouer le mécanisme d’ouverture de la chambre parentale.

Trouver le moyen de l’échanger avec la sienne aurait été simple comme bonjour s’il avait dès son plus jeune âge travailler pour l’obtention du diplôme de meilleur pickpocket de l’année. Ou, disons, s’il avait possédé les dons supposés de cambrioleur de Bilbo. Dans ses songes, ç’a lui avait pourtant paru d’une simplicité désarmante. Mais les heures défilant, aucune occasion ne se présenta à lui.

Seule la chance le tira d’embarras, ses astuces plus lumineuses les unes que les autres nées au cours de sa nuit agitée s’éteignant comme des ampoules grillées au fur et à mesure que la matinée avançait.

Quentin, détestant être en retard, s’aperçut au moment d’enfiler ses vêtements à la hâte avant de filer à son rendez-vous avoir oublié l’insigne du club où il se rendait. Autant s’y rendre tout nu. Tout en se débattant avec sa veste, il sortit la clef de son gilet et demanda à Oscar d’aller prendre ce signe de ralliement dans sa table de chevet. « Le bleu en forme d’étoile », précisa-t-il, car il fréquentait différents clubs.

« Tu as bien refermé la porte à clef ? » demanda-t-il à son fils en le regardant droit dans les yeux quand il la lui ramena avec sa décoration. Ça semblait revêtir beaucoup d’importance, et Oscar lui assura que c’était le cas sans détourner les yeux. Car c’était la vérité. 

 « Parfait ! Allons, je dois me dépêcher. J’espère que ce vieux Bradley sera présent, et surtout qu’il n’aura pas oublié sa fiasque de whiskey afin que nous parvenions à supporter ce jeune poète dont j’ai déjà évoqué la pauvreté des textes qu’il a déclamés lors de notre petite assemblée la fois dernière. Je suis certain que son génie instantané lui a inspiré d’autres strophes de rimailleur qu’il se sentira investi du devoir de nous faire partager… Pauvre de nous, Yeats, où es-tu ? »

Il secoua la tête d’un air atterré comique qui fit s’esclaffer Oscar, puis ajouta : « Comme s’il se trouvait sur la scène du Théâtre Olympia de Dublin en attendant qu’on applaudisse à tout rompre ses vers de mirliton », confia-t-il en clignant de l’œil à Oscar, lui ébouriffant les cheveux avant de s’absenter pour au moins trois bonnes heures.

Il embrassa son fils et sortit en lui précisant comme toujours d’actionner le verrou derrière lui, ce qu’Oscar fit tout de suite avant d’oublier cette précaution. De toute façon, il savait que son papa patientait quelques secondes derrière l’épais panneau de chêne avant d’entendre le verrou coulisser dans sa gâche.

Il vérifia par la baie vitrée du salon qu’il prenait la direction de la bouche de métro. Alors que sans le savoir, il emportait dans son gilet la clef de la chambre d’Oscar. Celui-ci relâcha son souffle, ne s’apercevant qu’à ce moment qu’il l’avait retenu avant d’avoir la certitude que la maison lui appartenait pour un bon bout de temps. Ce qui s’appelait une sacrée aubaine pour ce qu’il envisageait de faire.

Ou une belle connerie. Il rougit d’avoir pensé à ce mot ; son paternel, sans être hostile à l’emploi de jurons quand ils se justifiaient, goûtait davantage un langage plus châtié. « Fuis la préciosité, mais ne te réfugie pas dans la grossièreté », lui avait-il dit un jour après avoir lâché un chapelet de gros mots dont la moitié lui était inconnue, s’étant fait saigner un doigt avec un marteau en voulant accrocher un cadre dans le vestibule. Il s’était éloigné d’un pas rapide pour le couvrir d’un pansement dès son conseil prodigué.

Il s’en souvenait autant pour les noms d’oiseau ne sortant presque jamais de la bouche paternelle que pour la « poupée » entourant son index blessé. Quentin l’avait laissé dessiner deux yeux et une bouche sur le gros pansement et l’avait fait rire pendant deux jours en s’adressant à lui par l’intermédiaire de son « doigt parlant ».

Oscar éteignit la télé et regagna sa chambre à une allure bien plus mesurée que la veille. Ses pantoufles pesaient du poids de la décision qu’il s’apprêtait à prendre. Ouvrant son coffre à jouets, il en écarta un nounours borgne (le sort qui leur semblait réservé à tous un jour ou l’autre), un emballage de plastique dur où ses soldats de plomb étaient alignés comme à la parade, des petites voitures, de vieux dessins, les restes d’un jeu de construction, puis accéda enfin à la cassette en merisier qu’il parvint à extraire de ce fatras sans tout faire dégringoler.

Assis sur son lit défait, il regarda la boîte laquée aux reflets roux. Quand il osa enfin en soulever le couvercle, il espéra qu’elle contenait toujours ce qu’elle recelait depuis ses trois ans. Ils étaient bien là, tous les dix, exposés sur leur socle de velours. Fasciné, il les contempla un par un avant de se rendre dans la chambre de son père.

C’était la première fois qu’il y pénétrait en son absence. Il ne lui avait jamais interdit d’y aller quand il ne s’y trouvait pas, le sujet n’ayant même jamais été abordé – et quel motif aurait-il entraîné le jeune garçon à le faire, d’ailleurs ? Jusqu’à aujourd’hui, aucun.  Non, rien n’avait été précisé quant à son droit d’y entrer. Pour la simple et bonne raison que Quentin y donnait un tour de clef pour en défendre l’accès quand il devait sortir sans Oscar. 

Lorsqu’il l’ouvrit de nouveau après avoir récupéré l’objet réclamé par son père dans la table de chevet, il se dirigea sans s’attarder vers le lit, se mit sur les genoux et y poussa en-dessous son coffret bien au milieu. Puis, agenouillé là dès sa mission accomplie, il improvisa une prière dans laquelle aucune divinité connue n’avait son mot à dire. Quand il eut terminé, il entendit le vol léger d’un insecte, comme de délicats applaudissements approuvant son geste.

Il s’apprêtait à ressortir, mais une pensée le stoppa net. Pourquoi son papa tenait-il tant à faire de cet endroit un espace inviolable au cœur de la maison ? La réponse en découlant était si simple qu’elle ne lui avait jamais traversé l’esprit : il y cachait quelque chose. Une inquiétude sourde monta en lui en même temps que le besoin de savoir quoi le tenaillait.

Un grand placard trônait le long du mur faisant face au lit de son père aux draps tirés en un pli impeccable. Ce devait être dans ce meuble qu’il obtiendrait une réponse. À laquelle il ne tenait pas tant que ça tout en sachant que ça l’obsèderait si son envie de connaître ce secret n’était pas satisfaite. Et qu’une occasion comme celle-ci ne se représenterait peut-être jamais.

Lors d’un dîner, il avait un jour entendu son papa dire à un ami à propos d’il ne savait plus quel sujet que ça entraînait un cas de conscience. Voulant qu’il l’éclaircisse sur ce dont il s’agissait, son ami l’avait devancé : « C’est quand on est indécis quant au bienfondé de faire un bras d’honneur à sa propre morale », son père ajoutant que bien qu’énoncée trivialement, cette formule résumait assez bien le fait de pencher pour un choix plutôt qu’un autre au risque de trahir ses principes.

Il s’approcha du placard et en fit coulisser la porte d’un mouvement hésitant, encore partagé entre le désir d’apprendre la vérité, même si elle devait lui faire mal, et celui de renoncer définitivement à la connaître. Il faillit pousser un cri d’effroi en découvrant ce que la lueur du jour venait de lui révéler : deux formes humaines collées l’une contre l’autre. Sa respiration s’accéléra, puis conscient de sa méprise, il déglutit à plusieurs reprises.

Son père entreposait ici deux mannequins entrelacés, pris à présent dans un rayon de soleil passant par la fenêtre donnant sur leur jardinet ; il devait les dissimuler ici dans la journée pour les en sortir le soir venu, une fois seul dans la pièce. L’un féminin, l’autre masculin, bien sûr. Revêtus des habits portés par Amélie et Quentin le jour de leur mariage. Il émanait d’eux une senteur assez sucrée, presque florale.

Oscar, la gorge serrée, les jugea à la fois beaux et lugubres, témoins de plastique d’une vie brisée enfermés dans le noir d’une sorte de cercueil vertical appartenant au mobilier de la maison. C’était pour le jeune garçon la matérialisation de l’affliction de son père. Tout ce que d’éploré il dissimulait dans les menuiseries de sa mémoire.

Il faillit toucher les mannequins et les vêtements dont ils étaient recouverts, pour finalement s’abstenir : il n’était pas invité à cette noce-là.

*

« Je suis de retour », claironna son père d’un ton joyeux en claquant la porte d’entrée derrière lui alors que d’ordinaire il prenait soin d’en effectuer la fermeture avec délicatesse. Apparemment, le vieux Bradley n’avait pas oublié d’emporter sa fiasque. Voire deux. Oscar s’en félicita, rien n’ayant pu davantage lui faciliter les choses que son papa « ait un peu le tournis », l’expression qu’il employait lorsque, dans un de ses clubs ou un autre, il avait consommé un peu trop d’alcool, ce dont il n’était pas coutumier.

« Alors, toujours aussi casse-tête, ce poète ? » dit-il en l’aidant à retirer sa veste tout en glissant la clef de la chambre paternelle dans la poche de son gilet avec une aisance qu’il ne se connaissait pas.

« Pouah, ne m’en parle pas ! Il m’a filé le tournis dès son troisième poème (Oscar estima que chaque texte lu avait dû équivaloir à une rasade de whiskey) ! Heureusement qu’il y avait d’autres anciens membres du cercle ; on a pu se rappeler de bons souvenirs et en rire un peu » expliqua-t-il à son fils avant de s’affaler dans un des fauteuils du salon. Je prendrai une douche avant que nous dînions : les cigares sont les ennemis des grands couturiers et les alliés des blanchisseurs ! »

Et les amis des vieux copains, pensa Oscar, gardant sa remarque pour lui en esquissant un sourire alors qu’il tournait le dos à son père gaiement fatigué et se dirigeait vers la buanderie pour y poser la veste empestant effectivement le tabac froid.

« Ah, Oscar, si tu veux bien emporter aussi mon gilet, j’y mettrai ma chemise après ma douche. Attends, d’abord je dois récupérer la clef de ma chambre… voilà, tiens, maintenant je vais rester ici un peu au calme pour réfléchir à mon roman », dit-il en posant une clé sur le guéridon.

La bonne ?

Sitôt remonté du sous-sol où se trouvait la buanderie après avoir trouvé la deuxième clef dans la poche de droite du gilet, Oscar remonta les escaliers quatre à quatre, ralentit en traversant le salon (son père avait entamé un petit somme) et la fit tourner dans la serrure de sa chambre. Elle fit jouer le pêne sans aucune difficulté.

Il se délesta d’un ouf de soulagement.

Les journées où un plan nébuleux nécessitant de nombreux facteurs chance marchait de A à Z, il ne devait pas y en avoir tant que ça, au cours d’une année…

*

Le mercredi suivant, Quentin parlait à voix basse à la bibliothécaire afin qu’elle lui recommande d’autres livres, car il venait de terminer Farenheit 451. D’habitude, il achevait d’épais romans en quatre ou cinq jours à peine, mais il avait eu l’esprit occupé presque toute la semaine par l’inconnue de la fois d’avant, espérant sans vraiment se l’avouer qu’elle s’inviterait de nouveau à sa table de lecture. Il se souvint qu’il était faux de dire que la foudre ne frappait jamais deux fois au même endroit. Alors pourquoi la femme à la capeline parme et au gant résille mauve ne pourrait-elle une fois encore le troubler dans sa bulle de lecteur ?

Il choisit de s’asseoir à la même place que la semaine précédente, près d’une des vitres cintrées, et, après avoir jeté quelques coups d’œil alentour, il entreprit de savourer les lignes d’introduction du roman de Steinbeck, Des souris et des hommes. Il était parvenu à un tiers des aventures de Lennie et George quand il fit une pause sans oublier de mettre le marque-page qu’elle lui avait offert.

Quentin l’avait tourné et retourné entre ses doigts depuis que son manque de tact à l’encontre de la jeune femme lui avait valu d’être le possesseur de cet objet dont il tentait de déceler un sens caché. Il s’agissait d’un rectangle noir cartonné de la longueur d’une cigarette et de la largeur d’une capsule de bière. « Au moins Quentin, tu as le sens de la mesure ! » se serait amusée Amélie s’il avait usé de ces modes de comparaison devant elle.

Un bête bout de carton noir ; rien de remarquable, en somme, excepté l’ornement de chacune de ses faces : l’aiguille des heures d’un côté, celle des minutes de l’autre. Les deux étaient d’une jolie couleur dorée. Par contre, bien qu’il ait tenté de comprendre si par une astuce quelconque elle était dissimulée, celle de la trotteuse n’y figurait pas.

Pour lui, le temps était la seconde ombre des hommes, les suivant ou les précédant tout au long de leur vie. L’instant présent n’existait pas véritablement, entre le moment d’avant et celui d’après. La seconde ombre, oui, comme la trotteuse indécelable. Ah, réfléchissez un peu et vous trouverez toujours un rapport stupide entre deux choses, se dit-il en reprenant son histoire là où il l’avait laissée. Mais sa concentration lui avait posé un lapin. Lennie et George continueraient leur fuite sans lui, aujourd’hui.

Partout où sa vision parvenait à se faufiler entre les étagères, il essaya de distinguer sa silhouette passant d’un rayonnage à l’autre. Sans succès.

L’inconnue ne revint ni ce jour-là ni les suivants.

*

Quatre mois plus tard, il constata avec amertume que cette ombre n’avait cessé de s’étendre sur sa vie au fil des semaines. Pire : qu’elle altérait le caractère d’Oscar, se renfermant chaque jour davantage sur lui-même. Cette lente métamorphose le mènerait aux portes de la déprime s’il n’y prenait garde. Quentin s’en rendit compte de façon concrète un après-midi où il le rejoignit après avoir réglé ses frais d’abonnement pour l’année à la bibliothèque.

Il le découvrit assis en tailleur, Bilbo le Hobbit entre les mains. Le regard fixe, ses lèvres remuant rapidement en un murmure continuel, comme en transe à la manière dont Quentin avait dû avoir l’air de l’être quand il était encagé dans le récit de Fahrenheit 451, la fameuse matinée de juin teintée de parme, de lilas et de mauve. 

Sans le vouloir, Quentin surprit l’enfant perdu dans une incantation débitée aussi vite que sa bouche le lui permettait ; soudain conscient de sa présence, il referma brutalement le roman. Ils se dévisagèrent, s’apercevant chacun de l’abîme d’incompréhension les séparant, puis Oscar s’effondra en pleurs. Son père le prit dans ses bras sans réussir à percer la raison de son chagrin en dépit des questions dont il le pressait auxquelles le petit garçon ne sut quoi répondre.

Mais il avait parfaitement vu la page qui aspirait l’attention de son fils : la superbe illustration de Smaug étalé sur sa richesse dont la moindre piécette brillait comme si elle venait d’être lustrée ; et il avait aussi entendu la phrase que son gamin adressait au dragon à toute vitesse telle une supplique démente : « Va-t’en, va-t’en, va-t’en, va-t’en… ».

*

Les premiers flocons de décembre paressaient le long du vitrage de la bibliothèque quand  Oscar arriva à 13h30, comme d’habitude, sans que l’inconnue à la capeline se soit montrée. Comme d’habitude. L’accueil de Quentin à l’approche de son fils ne sonna pas avec autant de justesse qu’il l’aurait souhaité ; la joie de le voir était bien réelle, lui valant en retour un sourire chaleureux bien qu’un peu crispé du jeune garçon.

Ces habitudes pesant sur chacun d’eux depuis des mois, après l’épisode du roman de Tolkien que sur décision de son père ils avaient oublié sur sa rangée, entre Le Silmarillion et Le Seigneur des Anneaux, avaient imperceptiblement changé des petits riens. Sans se l’avouer, ni l’un ni l’autre n’auraient pu dire le contraire.

Hormis la lente évaporation de certains liens de leur ancienne relation, ils éprouvaient toujours l’un pour l’autre une affection que rien n’altérait. Il n’existait pas de faux-semblants dans les sentiments qu’ils se portaient, juste des pudeurs n’ayant jusqu’à maintenant rien déplacé de fondamental dans leur duo. Il arrivait que des abcès minimes soient crevés par Quentin ou par Oscar, des soirs où la solitude semblait vouloir prendre ses aises au sein de leur foyer. Quand une blague du père ne désamorçait pas tout à fait l’attitude tendue du fils, par exemple.

Noël arriva ainsi, pas avec la promptitude d’une rafale, mais sans leur apporter la chaleur réclamée par leur besoin de réconfort commun. La soirée du réveillon se déroula dans une bonne ambiance, les paquets au pied du sapin conféraient un sentiment festif à la maison, et même la plaisanterie de Quentin sur le fait que les guirlandes clignotantes n’indiquaient toujours pas si le sapin voulait tourner à droite ou à gauche fit rire Oscar sans retenue. Mais il y avait une chose qui, si elle n’était pas verbalisée dans les mois à venir, ne constituerait pas seulement un voile qu’il suffirait de repousser comme une gêne passagère. Elle étoufferait leur quotidien en de légères touches qui finiraient par les asphyxier tout à fait.

*

Lors de la première matinée de février, alors qu’ils prenaient le petit déjeuner, Quentin lança un hameçon dans les eaux calmes de leur conversation. En fait, il ne s’illusionnait pas sur le fait que ça risquait de tenir plus de la pêche au gros que d’attraper de petits poissons pour une friture.

« Au fait, Oscar, tu crains toujours le dragon ? Smaug ?

Il guetta la réaction de son enfant à cette question, et elle le déstabilisa bien plus qu’il ne s’y attendait

— Ce n’est pas lui que je redoute. C’est toi, papa. Ou plutôt, quel va être ton avenir. »

Conscient que sa voix flanchait un peu, il se racla la gorge et, après avoir fini sa tartine beurrée, posa sur son père un regard franc. Ce qu’il avait à lui dire exigeait de lui qu’il se fasse mal. Et, peut-être, qu’il lui fasse mal. Voire, probablement, que tous les deux en souffrent.

« J’ai peur que tu meures… comment on dit, déjà ?

—  Avant l’heure ? suggéra-t-il. »

Oscar hocha la tête sans ajouter un mot, aussi Quentin reprit-il la parole. Il savait que ça ne tournerait pas au ping-pong verbal, comme ça pouvait leur arriver pour se chamailler gentiment. Non. Pas aujourd’hui. Mais il lui fallait avant tout le rassurer. Bon sang, il n’aurait dix ans que dans un mois, pensa-t-il.

« Tu sais, sauf accident…

Il regretta aussitôt l’emploi de ce mot qui les renvoyaient tous les deux au pire moment de leur existence, même si à 3 ans, la mort de sa mère avait affecté différemment Oscar que la disparition d’Amélie, la femme de sa vie, n’avait meurtri Quentin.

— Je veux dire qu’il n’y a aucune raison particulière que ma vie soit écourtée. Je suis en bonne forme, je vais bientôt avoir seulement quarante ans, je fais chaque jour ou presque une demi-heure d’exercices physiques, je ne commets pas d’excès, alors que diable donc pourrait-il m’arriver de fâcheux, euh… précocement ?

— C’est déjà en train de t’arriver et tu ne t’en rends même pas compte ! cria Oscar, les larmes au bord des yeux.

— Mais enfin, de quoi me parles-tu ? Tu as eu des nouvelles sur ma santé que je n’ai pas en ma possession en donnant des pots de vin à mon médecin ? ». Ça se voulait être une boutade qui ne fait ni rire ni ne blesse la personne à qui elle est destinée. Juste une bouée de sauvetage lancée à son interlocuteur pour qu’il arrête de se battre contre les flots noyant ses idées. Une boutade de respiration pour un enfant qui n’en était déjà plus tout à fait un.

Quentin se resservit un café  et entreprit de le boire tranquillement. Pas comme si ce qui venait d’être dit par Oscar ne revêtait aucune importance, mais au contraire qu’il allait accorder un surcroît d’attention à ce qu’il voulait lui dire vraiment, bien qu’il s’en doutât. Mais c’est de lui qu’il voulait l’entendre. Pas mettre dans son crâne les paroles que son père souhaitait recueillir et finir la discussion en n’ayant rien résolu. Une fois l’hameçon lancé, ça ne devait pas finir en queue de poisson.

« Prends ton temps », ajouta-t-il le plus doucement possible après avoir reposé sa tasse sur la nappe blanche.

Son fils baissa la tête. Devait-il avouer ? Les rêves où son père finirait en dragon vieillissant de tristesse ? Son trésor cher à son cœur mais inutile ? Le tour de passe-passe de la clef ? Ses heures de joie hebdomadaires à la bibliothèque se muant d’une semaine à l’autre en calvaire ? La cassette sous son lit ? Les…

De l’autre côté de la table, une vague de sérénité émanant de son père lui parvint. Oscar comprit que non seulement il pouvait tout avouer, mais qu’en retour, un aveu lui serait fait. Il leva son visage vers lui.

« Papa ?

— Oui ?

— Je les ai vus. Les mannequins. Dans ton placard.

Son père encaissa l’information sans rien dire, dans un premier temps. Pour son fils, cette révélation avait dû être la plus coûteuse à lui faire. Cette découverte, et ce qu’elle sous-entendait.

— Continue, Oscar. Je ne suis pas fâché. Et je veux que nous puissions être heureux longtemps, ensemble. À deux ou à trois »

Une fois ces mots prononcés, le barrage derrière lequel les peurs de l’enfant grondaient céda dans un déluge de phrases désordonnées que son père ne parvint qu’à toutes démêler juste avant l’horaire du déjeuner.

Ils ne mangèrent quasiment rien avant 15h00, se parlant beaucoup, et s’écoutant comme si le barrage avait entraîné dans sa destruction une succession de murs s’étant effondrés tels des dominos. Désormais, la voix de chacun atteignait l’autre sans obstacle et résonnait clairement dans son esprit. Ils se comprenaient. Mieux, ils se redécouvraient.

Enfin, après avoir à peine croqué dans un scone, Quentin confessa à son fils qu’il avait presque rencontré une femme.

« Presque ? » s’étonna Oscar avant de l’assaillir de questions.

Son père lui raconta toute l’histoire, de son unique moment passé aux côtés de l’inconnue à la capeline parme jusqu’aux neuf mois s’étant écoulés par la suite sans la revoir une fois. Il mentionna aussi le marque-page qu’Oscar se mit à examiner comme un hiéroglyphe dès qu’il l’eut entre les mains, comme son père jadis, puis pour finir l’interrogea sur un point aussi vaste que précis : « Et maintenant ? »

Quentin se contenta d’un sourire énigmatique en guise de réponse.

*

L’anniversaire d’Oscar avait lieu le mercredi 15 mars. Il était prévu qu’après leur instant d’échanges et de complicité à la bibliothèque, ils se rendraient à la dernière séance de l’après-midi au cinéma avant de regagner leur logis pour déguster un bon repas et manger le gâteau garni de ses dix bougies devant la télévision afin de fêter l’événement dignement. Les négociations furent âpres pour décider si le jeune garçon aurait le droit d’ouvrir ses cadeaux avant ou après avoir mangé le fraisier. Pas besoin de lire dans une boule de cristal pour savoir qui obtint gain de cause.

*

En dépit de la fraîcheur régnant au dehors et de l’immensité de la salle, il faisait doux d’être installé à une table avec un bon bouquin. Quentin allait commencer la trentième page de Le joueur d’échecs, de Stefan Zweig, quand les fragrances de violette annoncèrent l’arrivée de celle qu’il attendait depuis près d’un an.

Il la convia à s’asseoir en sa compagnie, et put enfin contempler son visage avec une certaine avidité. Quand elle retira sa capeline ornée de coquelicots, de roses et de violettes, de longs cheveux roux cuivrés s’en échappèrent, et, en cet instant, elle lui évoqua l’Ophélie de Hamlet peinte par John Everett Millais, l’un des fondateurs du préraphaélisme.

Il irradiait d’elle une forme de beauté triste, peut-être parce que le personnage créé par Shakespeare voulut par ce dernier qu’elle périsse noyée en chantant jusqu’à ce que les eaux l’engloutissent. Elle aurait pu séduire n’importe qui n’ayant pas le cœur cadenassé par un amour disparu, estima-t-il en la voyant lui sourire avec douceur.

« Alors, Quentin, voici la persévérance de votre imagination récompensée, n’est-ce pas ? Les nuits où le sommeil vous fuyait car vous ne parveniez à n’avoir qu’une vision trouble de mon visage ont dû donner lieu à des insomnies dont on ne saurait dénombrer ces heures où jamais une trotteuse ne trouve sa place, je me trompe ?

— Non, vous avez raison, répondit-il prudemment, mais sans s’alarmer outre mesure qu’elle connaisse son prénom ou paraisse détentrice de certains de ses secrets. Elle ne lui faisait pas peur, mais elle l’impressionnait.

 — Les gens du petit peuple savent bien des choses, acquiesça-t-elle  comme si elle lisait dans ses pensées. Ce qui était peut-être le cas. Vous devez vous interroger sur les motifs de ma disparition prolongée… et de ce qu’elle a provoqué ?

— Je vous ai offensée en vous ignorant lors de notre première rencontre et… vous vous êtes vengée, c’est ça ?

Les traits de la jolie jeune femme s’animèrent, et son teint presque laiteux se colora légèrement. Puis elle le fixa intensément, une étincelle moqueuse et bienveillante illuminant ses prunelles d’un vert déjà resplendissant.

« Disons que je vous ai joué un tour, mon cher Quentin. Au fait, avez-vous découvert ce que votre enfant avait dissimulé sous votre lit ? Je l’ai vu le faire et ai applaudi discrètement son initiative.

— Une initiative que vous l’avez contraint à prendre ?

Son sourire dévoila de petites dents éclatantes de blancheur – peut-être très coupantes, qui sait ?

— Eh bien, il se peut que je l’aie encouragé dans ses rêves à accomplir un tel acte. Je ne m’en souviens plus très bien.

— Hum… j’ai trouvé la cassette où étaient rangés les Louis d’or légués à Oscar par sa défunte mère, oui. Et constaté que chaque mois, il en disparaissait un. Qui donc aurait bien pu commettre un tel forfait ?

— Je vous l’ai dit, j’oublie des choses. Le temps s’écoule différemment pour les créatures comme moi. Cela a dû vous sembler une éternité quand ça n’a occupé mes pensées qu’un bref instant. »

Sans cesser de sourire, elle se pencha au-dessus de la table et Quentin crut qu’elle allait l’embrasser. Sans que l’envie de s’y opposer l’effleure.

« Croiser la route d’une fée loin de la nature est une chose rarissime, mon ami, chuchota-t-elle. Tenez, dit- elle en lui tendant un paquet décoré d’un motif fleuri. C’est pour l’anniversaire d’Oscar. Quand j’ai visité votre maison sous ma petite apparence ailée, j’ai vu que vous disposiez d’une belle cheminée.

— Oui, en effet, répondit-il en pensant qu’elle allait lui demander de jeter son cadeau dans le feu. Et en se disant qu’il était tranquillement en train de discuter avec une fée.

— Alors, vous voudrez bien placer son contenu près d’un chenet, s’il vous plaît ? Ce sera plus prudent, lui assura-t-elle en effleurant ses doigts avant de se lever.

— Nous ne nous reverrons jamais, lui demanda-t-il. C’était tout sauf une question.

Elle mit un doigt sur sa bouche d’un air mutin avant de commencer à se diriger vers la sortie.

— Au fait ! Comment vous appelez-vous ? s’enquit-il avant qu’elle ne franchisse définitivement les portes de la vaste salle.

Elle se retourna, et la réponse lui parvint dans un nouveau chuchotis, comme portée par un souffle printanier : « L’inconnue à la capeline parme… non ? »

Quand les battants la dissipa à sa vue, il lui sembla entendre un rire enfantin résonner jusqu’à l’entrée marbrée du hall de la bibliothèque.

*

« Je ne pensais pas qu’elle m’offrirait un cadeau pour mes dix ans, fit un Oscar éberlué tandis que son père essayait de se dépatouiller afin de faire tenir les dix bougies sur le fraisier.

— Moi non plus. Mais souviens-toi de ce qu’elle m’a recommandé.

— Je ne l’ai pas oublié », répondit Oscar en jetant un coup d’œil à la cheminée.

Il ouvrit le paquet et son visage devint livide.

Celui de Quentin afficha une expression incertaine, mais ses traits se tendirent presque imperceptiblement.

« Qu’est-ce que j’en fais ? demanda l’enfant.

— Eh bien… faisons comme elle a dit ; après tout, ce ne sont que deux livres. » Sa voix manquait un peu d’assurance, mais il prit Fahrenheit 451 et Bilbo le Hobbit des mains de son fils pour les déposer côte à côte à l’endroit souhaité. Ils n’eurent pas longtemps à attendre pour que, devant leurs yeux écarquillés, un incroyable combat débute entre les deux ouvrages.

Les pages du Tolkien s’ouvrirent et une langue de feu d’une dizaine de centimètres en surgit, à quoi répliqua un puissant jet d’eau d’une longueur égale échappé du Bradbury. À quelques pas de Quentin et d’Oscar, Montag et Smaug s’affrontaient dans une lutte féroce.

Un coup, le dragon semblait prendre le dessus, et la fois d’après le pompier incendiaire repenti noyait des dizaines de pages adverses. Les mots grillaient en hurlant ou mouraient avec un bruit de gorge liquide. La couverture de Fahrenheit 451 se racornissait par endroit sous l’effet de la chaleur tandis que celle de Bilbo le Hobbit pendouillait à cause de mini flaques d’humidité.

Ni Montag ni Smaug ne cédait un pouce de terrain, et les livres s’étreignaient en des tourbillons rageurs de flammèches et de gouttelettes. Quand le salon commença à être empuanti par ce carnage littéraire, Quentin ouvrit la baie vitrée. L’air frais raviva les flammes côté Smaug et rabattit de petites trombes d’eau côté Montag.

La bataille continuait avec la même intensité en provenance des deux romans, des retours de flammes s’enroulant autour du chenet pour prendre la quatrième de couverture de Fahrenheit 451 à revers, alors que, telles des averses, l’eau jaillissait de la lance et sapait les fondations de Bilbo le Hobbit.

Enfin, juste avant que minuit sonne à l’horloge de la pièce, il ne demeura plus qu’un tas de cendres qui s’éparpilla dans la nuit par la baie ouverte.

Le passé cendreux venait de sortir de l’existence d’Oscar et de Quentin. Ce dernier vit la trotteuse s’échapper de la petite et de la grande aiguille réunies en un point d’exclamation devant tant d’impudence. Il n’en dit rien à son enfant, mais le serra fort contre lui, leurs sourires l’un contre l’autre. Il était temps de vivre l’instant présent.

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De brèves explications avant de nous quitter…

Probablement ai-je attaqué cette nouvelle tout feu tout flamme.

J’ignore comment cela fonctionne pour vous, mais, quand j’écris, je sais par avance ce que le lecteur va découvrir de lui-même dans mon texte avant que ce ne soit mis noir sur blanc. Plus ou moins, en tout cas. Les choses censées arriver en de certaines circonstances, car la vie est faite de ce tissu-là, nous viennent naturellement à l’esprit. Quand un personnage accomplit une action, est amené à rencontrer par hasard telle personne, doit prendre une décision en raison d’une situation particulière, etc., des déductions s’opèrent d’elles-mêmes dans l’esprit du lecteur. Avec la bénédiction de l’écrivain, bien sûr.

Car ce qui paraît cousu de fil blanc fera fatalement des nœuds inattendus, si l’auteur sait s’y prendre. Même en se laissant porter par l’intrigue, le lecteur se projette dans l’histoire. À la faveur d’un détail qui n’en est peut-être pas un, d’un non-dit qui vaut un discours, du déplacement d’un personnage par rapport à un autre (changement de direction, rapprochement, regard bref échangé lors d’un croisement et la nature de ce regard, le fait de tourner nerveusement en rond quand l’autre reste assis en affichant un air impassible, etc.), d’un style vestimentaire, il peut parvenir à des conclusions, justes ou erronées, selon les éléments que vous déciderez de lui donner.

Pour Le dragon dans la bibliothèque, j’ai effectué ma liste de ce que je voulais que le lecteur sache sans se poser la question de savoir si c’était vrai ou non, puisque c’était factuel. Quand Oscar découvre Smaug dans le coin jeunesse, par exemple, c’est indiscutable. Mais le lecteur ne sait pas précisément à ce moment-là sur quoi ça va déboucher. Comme d’associer le dragon à son père. Non pas que ce dernier possède une once de cruauté ou de méchanceté caractérisant la grosse bestiole pleine d’écailles à l’air aussi sournois qu’un pangolin, pas du tout. Mais l’enfant comprend que son père vit dans le passé.  

Pourquoi  Bilbo le Hobbit  a-t-il atterri dans mon esprit au point que j’éprouve le besoin de le griffonner dans l’urgence après avoir choisi ma « petite phrase » ? Aucune idée. J’ai lu ce roman il y a une vingtaine d’années, et Fahrenheit 451 il y a un peu moins longtemps. Faudrait demander aux gars s’occupant d’acheminer le vocabulaire dans mon imaginaire par wagons entiers toute la sainte journée qui parmi eux décident à un moment donné d’en coincer un en particulier entre deux neurones avant de repartir aussi sec poursuivre leur labeur incessant…