Apprendre & Pratiquer le métier d'écrivain

L’ellipse

L’ellipse est une technique dont on n’exploite peut-être pas toujours tout le potentiel. Le procédé est connu, mais est-il communément employé autrement que pour se débarrasser de ce dont on estime inutile d’informer le lecteur ? J’ai pu remarquer chez certains auteurs un dosage de l’ellipse des plus pertinents et d’autres la pratiquer avec une fréquence telle que sa finalité se perdait dans son abus. C’est donc un outil littéraire précieux exigeant une véritable réflexion pour en tirer le meilleur. Cela vaut bien sûr pour la narration, mais il ne faut pas non plus négliger son rayonnement sur le style…

La relation du lecteur à l’ellipse

Illusion et réalité de l’ellipse

De l’ellipse, Pierre Fontanier (grammairien français) estimait qu’elle consistait en « la suppression de mots qui seraient nécessaires à la plénitude de la construction, mais que ceux qui sont exprimés font assez entendre pour qu’il ne reste ni obscurité, ni incertitude. » Son excellente définition souligne l’indispensable maîtrise de l’implicite en une parfaite gestion du demi-mot. Par ce savoir-faire de l’écrivain, le lecteur doit être mis à une distance respectable de l’explication, mais jamais à l’écart de la compréhension. L’ellipse doit être l’illusion d’un silence dans lequel on finit toujours par percevoir la réalité d’un bruit.

Prendre le temps de ne pas tout dire

L’ellipse ne doit pas traduire un empressement à sortir d’un paragraphe pour se ruer vers un autre. Détachée d’un sentiment d’urgence, il lui revient de ne pas donner l’impression d’une narration bâclée. C’est tout l’inverse que le lecteur doit percevoir. Si l’ellipse est bel et bien une affaire de rythme, l’auteur doit se méfier d’un emballement narratif déclenché par une profusion de hachures textuelles. L’emballement elliptique se repère vite en ce sens qu’il se traduit par des coupes gênant le récit, lui retirant de sa fluidité et nuisant à la clarté de l’histoire. 

Le contenu des évitements

L’ellipse, c’est une mise en veille exigeant de posséder la science du suggéré, une sorte de « non-écriture » rendant bavards les non-dits et maniant l’implicite avec maestria. Celui maîtrisant ces évitements chargés d’un secret ou d’un développement en gestation sera le chef d’orchestre de l’ellipse, la dirigeant pour créer un effet, initier un tempo, se servant d’une brisure narrative pour solidifier le récit. Bref, réaliser l’escamotage d’une scène grâce au double-fond d’une intrigue.

Du bon emploi de l’ellipse

Une suspension, pas du remplissage

Il n’incombe pas à l’ellipse, par le biais de la temporisation, de lorgner du côté de l’étirement de l’action en la fragmentant artificiellement. L’étirement elliptique est rapidement identifiable par l’impression de remplissage qu’il finit par laisser. Raconter la tentative d’un personnage d’accomplir une chose ne réclamant pas de moyens ou une durée de réalisation exceptionnels se fait logiquement d’une traite. La discontinuité ne s’impose qu’au gré d’événements la justifiant de façon cohérente. Suspendue, l’écriture s’allège.

La narration dynamisée

Hors d’un running-gag ou de l’aménagement d’un suspense, un paragraphe (voire une phrase) suffira pour décrire un protagoniste voulant par exemple accrocher un tableau au mur de son salon. L’exposition d’un tel passage peut varier selon que l’on veuille démontrer sa maladresse ou son habileté dans les activités de bricolage, mais il semblerait peu pertinent de relater cet épisode de façon elliptique si cela n’apporte rien au récit. Ce qui importe, c’est de se servir de l’ellipse pour mettre en exergue une donnée importante et dynamiser la narration.

L’ellipse et le style

De l’ellipse à l’essentiel

On l’aura compris, l’ellipse c’est ne pas confondre vitesse et précipitation. Outre la possibilité de restituer ultérieurement un élément de l’histoire sciemment passé sous silence auparavant, elle démontre votre parfaite maîtrise du rythme de votre récit. On y recourt le plus souvent pour structurer son histoire, mais on peut aussi s’en servir dans le travail du style. Ainsi, la brachylogie use de la suppression pour éviter les redondances et renforcer l’impact d’une phrase en allant à l’essentiel :

« Les mains cessent de prendre, les bras d’agir, les jambes de marcher. »

Les Membres et l’Estomac – Jean de La Fontaine.

La microfiction et l’ellipse

Si le voisinage avec le zeugma semble dans cette tournure du fabuliste assez évident, il est moins marqué dans le cadre d’une de ces savoureuses Nouvelles en trois lignes ou autres micro-fictions. En voici quelques-unes, dignes représentantes de ce dont Régis Jauffret disait que cela consistait à « mettre une vie entière dans un dé à coudre ». Commençons par deux modèles du genre que l’on doit à Félix Fénéon :

« Madame Fournier, Monsieur Voisin, Monsieur Serteuil se sont pendus. Neurasthénie, cancer, chômage. »

« À Mirecourt, Colas, tisseur, logea une balle dans la tête de Mlle Fleckenger et se traita avec une rigueur pareille. »

Éric Chevillard, dans cette même veine mi-drolatique, mi-cynique, s’en sort lui aussi à merveille :

« De loin, je pris le cortège des camions de pompiers pour la caravane d’un cirque. Quant au chapiteau, là-bas, c’était ma maison en flammes. »

L’ellipse mentale

Le cas d’une ellipse particulière

Je suis en train de lire Les mille et une vies de Billy Milligan, de Daniel Keyes. Bien que je ne sois qu’à la moitié des 600 et quelques pages de ce roman, je pense avoir décelé une forme inédite d’ellipse due à la personnalité unique du protagoniste principal. Je ne vais rien vous divulgâcher en vous disant qu’il s’agit d’un homme doté d’une personnalité multiple – 24 en tout ! –, et si j’attire votre attention sur ce point c’est pour la raison suivante : en passant d’un de ses « habitants » à l’autre, comme il les nomme, une « ellipse mentale » s’opère par un processus troublant : ainsi Billy laisse-t-il la place à Ragen, Ragen à Allen, Allen à Tommy, etc. Et ce sans que l’un ou l’autre se souvienne obligatoirement de qui lui a succédé.

Dis-moi, Billy, combien êtes-vous ?

Selon « l’habitant » de Milligan avec lequel les psychiatres désirent s’entretenir, ce dernier doit entamer ce que j’appellerai des négociations internes engendrant des non-dits narratifs afin que, toujours selon l’expression de Milligan, soit placé « sous le projecteur » l’une de ses composantes. Il existe une hiérarchie dans l’esprit troublé de Milligan. Des interactions débouchant sur des décisions. Mais aussi des inconnaissances ou des dénis d’une personnalité par rapport à une autre en fonction de ce que chacune représente. Ou de ce que ces multiples personnalités sont censés avoir subi ou commis ; de leur caractère et de leurs capacités. Et, mes amis, tout ça en un seul homme. Des ellipses autant que des éclipses…

Et pour finir, les grands auteurs

Le « blanc » de Flaubert selon Proust

Il est l’heure d’évoquer l’une des plus célèbres ellipses de la littérature. Elle couvre plusieurs années. C’est celle imaginée par Flaubert au sujet du personnage Frédéric Moreau dans L’Éducation sentimentale : « Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, etc. Il revint. » ; Proust a écrit ceci à son propos : « Ici un ‘‘blanc’’ un énorme ‘‘blanc’’ et, sans l’ombre d’une transition, soudain la mesure du temps devenant au lieu de quarts d’heure, des années, des décades. […] (les changements de temps) Flaubert le premier, les débarrasse du parasitisme des anecdotes et des scories de l’histoire. Le premier, il les met en musique. »

À vous à présent de faire tintinnabuler les plus secrètes notes de la « non-écriture »…