Apprendre & Pratiquer le métier d'écrivain

Les procédés littéraires ne garantissent pas la qualité littéraire d’un texte

L’usage de procédés littéraires ne suffit pas à produire de la littérature. Cet article est une démonstration par l’exemple et vise à analyser la qualité littéraire de textes d’auteurs reconnus.

On trouve souvent des conseils sur la façon d’améliorer son écriture, mais plus rarement des astuces concernant la manière de devenir un lecteur performant. C’est-à-dire, capable de détecter dans un texte ce qui en fait sa qualité. Ce pourrait à tort ne pas paraître très important en ne considérant pas le lien naturel existant entre bien lire et bien écrire. Pourtant, ce lien est tout ce qu’il y a de réel, car un bon roman est une sorte d’abreuvoir dans lequel on rafraîchit nos idées. En apprenant des tout meilleurs comment ils mettent les leurs en œuvre…

Efforts, nuances et comparaison

L’effort du lecteur, la prouesse de l’auteur

Qu’attendez-vous d’un texte ? À part vous procurer un moment de plaisir, s’entend ? Si je m’adresse à tout le monde, c’est bien sûr en priorité vers celles et ceux souhaitant domestiquer l’écriture vers qui je me tourne. Pour ces derniers, j’aimerais pointer la notion d’effort liée à la lecture, effort devant comme il se doit d’être récompensé. Comment ? Pour commencer, en se rendant compte de ce que l’auteur a dû accomplir pour rédiger son texte. De voir entre les paragraphes tout le cœur qu’il y a mis, et à quelles techniques il a recouru. Écrire n’a rien de simple, quand on y songe. Il faut créer des effets, des sensations, des émotions, etc. Et il nous revient de guetter les procédés utilisés pour aboutir à cela si l’on souhaite progresser dans notre propre écriture. Là voilà, notre récompense. Vous l’avez compris, nous allons parler en grande partie de théorie, mise en valeur par plusieurs exemples.

Les nuances d’Albalat

Tiens, retrouvons l’espace d’une définition ce bon vieil Antoine Albalat, théoricien faisant encore aujourd’hui autorité dans son domaine : « Le style est l’effort par lequel l’intelligence et l’imagination trouvent des nuances, des rapports, des expressions et des images, dans les idées et les mots ou dans les relations qu’ils ont entre eux. » Voyez-vous, rien qu’avec cette phrase, je pourrais écrire cinquante articles sur le sujet qui nous occupe aujourd’hui, tant elle contient de fondamentaux de l’écriture. Le mot « nuances » n’a rien d’anodin pour qui veut manier la plume avec habileté, car un texte n’en comportant pas est de ce style plat qu’il nous incombe de fuir. Si je ne vais pas jusqu’à dire qu’il est du devoir d’un écrivain de nuancer sa prose, c’est seulement pour esquiver toute solennité, mais je n’en pense pas moins…

Les marques qui font qu’on se démarque

Quand on lit, il nous échoit de repérer les marques d’un texte littéraire. Les spécificités faisant qu’il se démarque des autres par sa capacité à nous procurer des émotions. Albalat conseillait de se frotter aux « mauvais livres », tout en recommandant chaudement dans le même temps d’étudier avec le plus grand soin les auteurs brillant par l’excellence de leur style, entre autres. La raison en est simple, et trouvant son évidence en un seul mot : comparaison. Avant d’aller plus loin, il me faut vous dire que l’idée de cet article est née d’une conversation sur le succès que rencontraient des auteurs pourtant médiocres selon des critères simples – mais pas simplistes : absence de relief, intrigue cousue de fil blanc, piètre tentative de « choquer le bourgeois » avec des scènes qui feraient doucement rigoler un gamin de douze ans, style ronflant n’empêchant pas l’assoupissement du lecteur, idées creuses à foison, bref, le néant littéraire. Et malgré ça, cela se vend comme des petits pains, comme aurait pu le dire ce cavaleur de général Boulanger qui ne savait pas où mettre sa baguette.

Les sourires

Les succès inexplicables

Pour reprendre les paroles d’une désormais ancienne chanson du groupe Téléphone, « Je ne citerai pas de noms, non non non non non non non » (voyez dans ce refus l’idée, une fois de plus, de m’éviter de coûteux procès.  Non pas que je sois lâche. Mais je ne suis pas assez riche pour être courageux). Bref, sans désigner quelque écrivain en vue du moment ou ayant commis des best-sellers vendus dans le passé par millions, je ne cesse de m’étonner, étant donné la médiocrité flagrante de leurs œuvres, qu’ils aient rencontré un succès si retentissant. N’y voyez aucune jalousie : simplement un regard dubitatif porté sur l’inexplicable mâtiné d’un sourire indulgent pour les gogos, dont votre serviteur, qui se sont un jour fait feinter par une promotion réussie pour un roman ne l’étant pas.

Va comprendre, Charles

Dans une pub mettant en scène lors des années 90 Guy Marchand et André Pousse, ce dernier se fendait d’un « Va comprendre, Charles » traduisant sa perplexité. Je pense rajouter cette formule à la liste d’épitaphes envisagées pour figurer sur ma pierre tombale qu’on gravera le plus tard possible, je l’espère ! J’évoque ceci pour en revenir à Boulanger, qui avait fait inscrire « À bientôt » sur la stèle de sa dernière maîtresse en date avant de se suicider sur sa tombe. Rien que cette anecdote est plus « divertissante » qu’un pavé d’auteur tendance s’écoulant dans des proportions propres à donner le sourire à un éditeur. Tout ça pour dire combien l’ampleur de ventes de bouquins ne méritant au mieux qu’on ne se serve de leurs pages qu’en cas de pénurie de papier toilette ne cesse de m’ébaubir. Avant de digresser, souvenez-vous que je parlais de nuances. Elles servent parfois à éviter la vulgarité, si l’on s’y prend bien…

Sourions avec les cadavres

Je vous ai promis des exemples, en voilà une brassée ; et ce sans tout à fait sortir de ma zone de confort – comprenez en recourant à mes écrivains préférés –, mais toutefois en injectant du sang neuf prélevé chez des auteurs découverts récemment. Commençons avec de l’humour, aussi macabre soit-il, dans l’excellente nouvelle de Peter Tremayne, Meurtre dans les airs, qu’on trouve dans le recueil Classe tous risques dont je vous ai touché un mot la semaine dernière : « Je n’ai jamais rencontré de cadavre capable de se lever pour dissimuler une arme après un suicide réussi. » Un homme mort dans un avion et pas d’arme du crime à l’horizon nous valent cette saillie plutôt hilarante en dépit du contexte. Que retenir de cette phrase ? Hormis son caractère drolatique, elle vise juste. Elle ne contient aucun terme littéraire, mais elle est mémorable. Cet humour pince-sans-rire est à déguster sans modération, et s’en inspirer me semble être tout sauf un mauvais choix. Faites sourire votre lecteur, il vous en sera reconnaissant.

Style simple et mots compliqués

Joindre le geste à la parole

Dans un genre tout à fait différent, La ménagerie de papier, dans le recueil éponyme de Ken Liu, est une pure merveille. Il me semble vous en avoir déjà parlé, signe que là encore la littérarité peut se révéler marquante. La scène où l’héroïne chinoise de l’histoire se voit reprocher par son mari de ne pas parler en anglais à son fils qui est le narrateur est celle-ci : « Maman l’a regardé en face [son mari]. ‘‘Si je dis aime je le sens ici.’’ Elle a désigné ses lèvres. ‘‘Si je dis ai, je le sens ici’’. Elle a posé la main sur son cœur. » Là aussi, des mots simples. Qui disent pourtant beaucoup. Bien sûr, tant que vous n’aurez pas lu cette nouvelle, il ne vous sera pas possible d’entrevoir complètement à quel point ce passage est poignant. Alors ruez-vous dessus ! Décrire des gestes pour évoquer des émotions est à mon avis plus parlant qu’un recours à des mots précieux. Plus puissant.

Il faut soutenir le langage soutenu

Néanmoins, l’utilisation d’un vocabulaire soutenu, quand il n’est pas destiné à en mettre plein la vue à son lecteur  mais bien à le régaler de mots peut donner des passages nous enflammant l’esprit. Même en se trouvant confrontés à des termes dont la compréhension a tout de l’équation à dix chiffres. S’ils s’inscrivent dans la logique d’une phrase, on subodore ce qu’ils désignent, même si ça demeure flou. Dans Le nom de la rose, Umberto Eco m’a mis la tête à l’envers plus d’une fois, mais pour en revenir à l’effort à consentir pour saisir la pensée de l’auteur, je n’ai pas rechigné à passer par la case dictionnaire.

Euh… simoniaque ???

À ce sujet, je serais curieux de connaître le pourcentage de lecteurs ouvrant un dico quand ils tombent sur un os textuel. J’ignore si un sondage a déjà eu lieu pour les dénombrer, mais si quelqu’un a une réponse à ça, je suis preneur ! Quoi qu’il en soit, voici avec quels vocables je me suis coltiné en lisant ce roman : « […] l’infâme usurpateur simoniaque et hérésiarque qui en Avignon couvrit de honte le nom de l’apôtre (je veux dire l’âme pécheresse de Jacques de Cahors, que les impies honorèrent sous le nom de Jean XXII). » Autant dire que j’avais de sacrés points d’interrogation qui dansaient dans les yeux !

Comment voyager en classe Eco à l’aide d’un dictionnaire

À côté de la plaque

Pour hérésiarque, l’étymologie me paraissait évidente, mes recherches confirmant ce à quoi je pensais. Mais « simoniaque » ? J’avais extirpé de mes lointains souvenirs scolaires le non de Saint-Simon dans l’illusion d’une quelconque parenté. Sur ce coup-là, impossible d’être plus à côté de la plaque que moi ! À présent que je sais ce dont il s’agit, nul doute qu’ouvrir un dictionnaire permet de se coucher moins bête. Pardon ? Que je vous donne la définition de « simoniaque » ? Hors de question. Je ne vais tout de même pas vous encourager à enquêter de votre côté aussi souvent que nécessaire pour vous épargner de le faire, hum ? What did you expect ? (Oui, je parle très bien l’espagnol).

Les escalades intellectuelles

Je reste sur Eco (façon de parler, nous ne sommes pas plus intimes que ça) pour qu’émerge son investissement servant de fond véridique à son histoire. Clairement, il s’est documenté à outrance pour porter à la connaissance de son lecteur des faits historiques nourrissant son intrigue. Je ne sais pas si vous possédez le même ressenti que le mien, voire ce sentiment d’obligation de me renseigner par rapport à son travail, mais quand j’appréhende le degré d’implication d’un écrivain afin de donner un fond des plus solides à son histoire, je ne peux qu’admirer sa volonté d’être le plus proche de la réalité. C’est pourquoi, modestement, j’essaie de me hisser à la hauteur de ce qu’il m’apporte. Oh, je ne tutoie jamais les sommets que lui ou d’autres dressent devant moi d’un chapitre à l’autre, mais tout de même, je ressors toujours bénéficiaire de telles escalades intellectuelles.

Le Stephen King français

Avec Joël Houssin, Serge Brussolo est pour moi l’équivalent d’un Stephen King français, bien que leurs styles respectifs diffèrent par bien des aspects, qu’ils soient culturels ou purement littéraires. Et dans ma bouche, ce compliment n’est pas mince. Sa science d’entretenir un mystère, ses fulgurances inspirées quand il entreprend de créer des univers fantastiques dans tous les sens du terme, sa folie imaginative me le font considérer comme un des cadors de la littérature de genre. Aussi inventifs que torturés, certains de ses romans peuvent mettre le lecteur mal à l’aise. Mais quelle que soit l’impression qu’on ressente en le lisant, une chose est sûre : Brussolo écrit avec brio.

Donnez de la voix, on vous entendra écrire

Ni trop, ni pas assez

Pour vous en convaincre si besoin est, je vous propose les premières lignes de Trajets et itinéraires de l’oubli, une magnifique nouvelle d’un peu plus d’une centaine de pages : « Georges aurait voulu porter des œillères. Deux plaques de cuir ou de métal harnachées de chaque côté de ses joues et limitant sa vision à un étroit chemin juste assez large pour ses pieds. Chaque fois qu’il abordait l’escalier monumental du musée, il aurait aimé amputer son regard de toute perspective, de toute échappée, pouvoir le réduire à cet itinéraire étriqué qui le conduisait du parking jusqu’au hall d’entrée, les yeux fixés sur le cuir mal ciré de ses chaussures. »

Le bel assemblage

Rien à ajouter, rien à retirer : ce pourrait être ce qui détermine la perfection d’un style. Les images sont frappantes, les mots choisis sans désir de faire de l’épate… Je lis plutôt vite, mais je prends le temps nécessaire pour m’imprégner de passages dont j’estime qu’ils valent le coup de s’y attarder. D’en repérer les mécanismes, et quand je parviens à les reconnaître, les figures de style. Ça ne m’empêche aucunement de prendre plaisir à ma lecture, au contraire, ça l’augmente. Car c’est comme si l’écrivain dont les tournures me délectent me faisait l’offrande de son talent, me transmettait l’un des savoir-faire de son métier. Le regard peut rapidement glisser sur un texte en raison de sa fluidité, mais s’arrêter sur certaines phrases afin d’en décortiquer la finesse, la pertinence, et tous les trésors d’écriture que l’assemblage de ses mots contient.

Ces mots qui ont une voix

Quand l’esthétisme littéraire habille une histoire avec autant de goût que de discrétion, mais aussi avec une force des mots peu commune, comme chez Willa Cather dans Mon Ántonia, il n’est nul besoin d’être expert en écriture pour éprouver le souffle de cette écrivain(e). Et d’entendre la voix que ce souffle porte. Cet extrait vous persuadera sans peine de ce que j’avance : « La route zigzaguait beaucoup pour éviter les creux les plus profonds qu’elle traversait aux endroits les plus larges et les moins escarpés. Et tout du long, quand ça tournait et quand c’était plus droit, il poussait des soleils. Certains étaient aussi gros que des petits arbres, avec de grandes feuilles rugueuses et pleins de branches qui portaient des douzaines de fleurs. Ils faisaient un ruban d’or à travers la prairie. Par moments, un des chevaux coupait une de ces tiges chargées de fleurs et mâchait tout en marchant, les fleurs se balançant au fur et à mesure que ses coups de dents s’en rapprochaient. » Si cette description gorgée de vie et pleine de mouvement ne vous convainc par du talent de cette auteur(e), je veux bien être brûlé vif en place publique. Bon, pas demain, j’ai piscine.

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