Apprendre & Pratiquer le métier d'écrivain

L’Aleph

Jorge Luis Borges nous a laissé un trésor de publication avec son recueil de nouvelles L’Aleph. Étudions-en une ensemble pour en tirer des leçons d’écriture.

L’inspiration est-elle labyrinthique dans le sens où l’on passe et repasse par la même idée ? Ceci afin de s’assurer qu’elle nous a fourni toutes les indications dont nous avions besoin pour aller se perdre ailleurs ? Et qu’elle nous a bien livré l’entièreté de sa réalité ? À se demander si chacune de nos interrogations possède une entrée et une sortie, quand on y réfléchit. Ou si nos écrits découpent une porte débouchant sur l’infini. Pour l’instant, tout ce qu’il vous faut savoir, c’est que vous allez bientôt pénétrer dans un article qui, peut-être après maints détours, vous mènera à l’Aleph. C’est, selon Jorge Luis Borges, « le lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux de l’univers, vus de tous les angles. ». Eh bé, ça promet…

Le pisteur de l’infini

En ce lieu, des angles

En tant qu’écrivain, et donc en pisteur acharné de l’inspiration, on pense connaître la plupart des sentiers y menant sur le bout des angles. Ce en quoi nous nous fourvoyons plus souvent qu’à notre tour. Je sais, ça explose au visage d’en prendre conscience au détour d’une phrase qui ne payait pas de mine. Mais toujours est-il, et je ne crois pas trop m’avancer en disant cela, que vous ne possédez pas les yeux à facettes d’une mouche, en conséquence de quoi votre champ de vision est bien moins élargi que celui du diptère moyen. C’est bien dommage. Sinon vous auriez eu une vue d’ensemble optimale de ces lieux chers à Borges. Au mieux, achetez-vous une loupe de lecture : l’opticien qui fait l’angle est ouvert…

La merveilleuse impossibilité des choses

L’Aleph, dans le recueil de nouvelles éponyme, consiste en une sphère aux couleurs chatoyantes de deux ou trois centimètres de diamètre, mais contenant l’espace cosmique sans diminution de volume. Un peu comme si le coffre d’une Twingo avait la capacité de chargement d’un semi-remorque. Oui je sais, c’est moins poétique comme image, mais ça donne une idée de la merveilleuse impossibilité de la chose. Borges, par l’intermédiaire de cet objet, confère une dimension fantastique à son texte tout en l’imprégnant de la subtile fragrance du réalisme magique. Croyez-vous qu’il s’arrêterait en si bon chemin, le bougre ? Que non point, comme nous allons nous en rendre compte dès que je me serai décidé à écrire le paragraphe suivant.

Le doigt posé sur l’infini

Ce que Borges, en tant que personnage de cette nouvelle, découvre lorsque l’Aleph lui est accessible, dépasse l’entendement. On se situe-là entre l’indicible lovecraftien murmurant ses secrets aux non-dits de l’univers, pour résumer, et débrouillez-vous avec ça. Non ? Quelques explications supplémentaires seraient nécessaires à la compréhension d’ensemble du bidule ? D’accord, je capitule (mais seulement parce que ça rime avec bidule). Un aperçu permettra à votre imagination de toucher du doigt l’infinie vision qu’offre l’Aleph ; à condition de patienter jusqu’à la deuxième partie de cet article d’une richesse thématique impressionnante, je ne vous le fais pas dire. Puisque je l’écris.

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Les reflets de l’univers

La sphère du Tout

« […je vis des yeux tout proches, interminables, qui s’observaient en moi comme dans un miroir, je vis tous les miroirs de la planète et aucun ne me refléta (…), je vis la nuit et le jour contemporain, un couchant à Quérétaro qui semblait refléter la couleur d’une rose à Bengale, ma chambre à coucher sans personne, je vis dans un cabinet de Alkmaar un globe terrestre entre deux miroirs qui le multiplient indéfiniment… ». L’appréhension visuelle par Borges de ce que contient cette sphère se heurte à des centaines de reflets, et renvoie son imaginaire à une pléthore de miroirs tendus vers qui il est, à ce qu’il pense. Cette vision le désoriente en même temps qu’elle le guide. De la matière soluble de ses souvenirs aux images du monde entier toutes époques mêlées que son esprit absorbe dans un « élan gigantesque », Borges ressort de cette expérience où l’immensité le dispute au minuscule avec deux craintes en tête. Lesquelles ? Voyons, vous connaissez la marche à suivre, à présent ; plus précisément celle qu’il vous faut descendre pour vous rendre au paragraphe suivant.

L’obligation d’avoir soif

« Je craignis qu’il ne restât pas une seule chose capable de me surprendre, je craignis que l’impression de revenir d’ailleurs ne m’abandonnât jamais. ». Contempler l’Aleph reviendrait-il à être blasé de l’entièreté de tout ce qui existe d’un seul regard, lequel, en embrassant « l’inconcevable univers », ferait du cerveau un estomac le digérant d’un coup ? Si plus rien de neuf n’entre dans votre esprit, aucune pensée nouvelle n’en sortira non plus. La curiosité de l’écrivain ne doit pas être durablement étanchée s’il veut s’abreuver à d’autres sources régénérant son imaginaire.

L’eau sèche

Pour conserver à son lecteur l’intérêt de traiter de questions auxquelles la littérature apporte des éléments de réponse, un écrivain ne peut se permettre d’épouser un concept que, par fantaisie, j’ai nommé « l’aridité du trop-plein ». Il semble bizarre de penser que lorsque l’on connaît tout on a rien à dire, c’est pourtant énoncé à demi-mot dans ce que redoute Borges. Mais au fait, quel homme le Borges/écrivain a permis à son Borges/personnage de plonger au cœur de  l’Aleph, « cet objet secret et conjectural » dont il redouta qu’il tarisse son inspiration ? Allez, encore une marche. Celle de l’escalier sous lequel est cachée la sphère est, dans la nouvelle, la dix-neuvième. Je vous y mène d’un grand bond sans plus tarder.

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L’utilité de l’Aleph pour le commun des mortels

La cave se rebiffe

Carlos Argentino Daneri est cet homme, cousin germain d’une femme décédée que Borges/personnage a aimé. Inutile ici que je mentionne pourquoi cet étrange individu qu’est Daneri a commencé la non moins singulière entreprise « de versifier toute la planète ». Tout au plus puis-je vous dire qu’il trouvait la force et les idées de s’attaquer à cette curieuse tâche dans les mystérieux miroitements anguleux de l’Aleph, planqué là où vous savez dans la cave de la vieille maison parentale promise à la destruction. Pour l’anecdote, Borges, convaincu que cette sphère n’existe que dans les pensées délirantes de Daneri, se persuade que ce dernier l’enferme dans l’endroit où elle est censée se trouver après (croit-il) l’avoir empoisonné. Sa mort supposée ne risquait pas ainsi d’apporter la moindre contradiction à la réalité de l’Aleph tout droit sortie (croit-il de nouveau) de l’esprit malade de Daneri. La suite lui prouvera le contraire.

L’émergence de nos savoirs

Parvenu à ce point de mon article dont la base, grâce à l’Aleph, repose sur la perception immédiate de plus de savoirs simultanés qu’une vie ne suffirait pas en théorie à assimiler, la question légitime que vous êtes en droit de vous poser est : pourquoi ? Pourquoi quoi ? Eh bien, pour quelle raison ai-je évoqué cette possibilité, en revenant aux proportions du réel, de posséder une somme de connaissances importantes si nous sommes incapables de l’organiser  autrement que de façon labyrinthique. Plus précisément, nous allons évoquer le meilleur moyen de faire émerger notre savoir dans nos textes pour les servir au mieux.

Développer sans digresser

Quand on tient une idée – ne la faites pas tomber, elle est peut-être fragile –, notre travail d’auteur est de la restituer avec le plus de clarté afin de la partager avec qui nous lit. Ça semble simple. Bien sûr, ça ne l’est pas. Nous avons tous, moi le premier, mais enfin surtout vous quand même, tendance à digresser. Tout bonnement car notre idée principale, celle dont nous désirons plus que tout porter à l’attention de notre lecteur, en fait naturellement germer d’autres. Et dans un sens, c’est heureux, du moins si elles fortifient notre idée de départ à grand renfort d’arguments, de techniques, de développements s’y rattachant tous.

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Les cathédrales de la littérature

La frontière des idées

C’est parce que ça paraît aller de soi que nous ne nous apercevons pas du moment où l’on dévie de notre trajectoire initiale. Il y a des tas de raisons valables pour s’éloigner de son sujet, l’une des principales étant probablement parce qu’on a parfois du mal à situer la frontière séparant la fin d’une idée et le début d’une autre. Elles peuvent même avoir l’air si proches que l’on n’estime pas dommageable de les confondre, et c’est là qu’est notre erreur. Je parlais d’un faisceau d’idées se greffant autour d’un ressenti dans mon article précédent, « pourquoi écrire est-il si important ». J’ai omis de prévenir du danger essentiellement littéraire suivant : ce faisceau, s’il ne se cantonne pas à ce seul ressenti, le dénature au lieu de l’enrichir. Les moins bien expérimentés d’entre nous surchargent son squelette de considérations superfétatoires.

Les gargouilles de nos histoires

Écrire n’est donc pas le fait d’agglomérer sans fin des informations dont l’empilement les rendrait inefficaces, mais d’effectuer un tri dans cette masse afin de se permettre tous les possibles sans qu’ils empiètent les uns sur les autres. C’est la quête symbolisée par la parabole de L’Aleph : le choix et l’intrication personnelle échappant au fouillis de mots pour bâtir un texte. L’inspiration s’enracine pour partie dans une sélection drastique parmi l’abondance de tournures intellectuelles dont une seule traduira le plus fidèlement ce qu’on tente d’expliquer. « Que chaque homme construise sa propre cathédrale. Pourquoi se contenter des œuvres des autres et de celles du passé ? », a un jour dit Borges. Les gargouilles dont nous ornons nos histoires doivent, comme c’est l’usage, porter notre signature.

L’art est conjectures

Hantant de manière insatiable les bibliothèques, reconnu pour son érudition dont la démesure serait métaphoriquement l’égal littéraire cosmique de l’Aleph, Jorge Luis Borges se demandait de façon quasiment obsessionnelle si, par la répétition voire le ressassement des analyses, on pouvait approcher d’une vérité présentant la réalité comme objective. En recourant au fantastique, il est plausible de supposer que Borges ait concilié sa recherche impartiale du réel et une vision plus partisane pour dessiner des angles suffisamment malléables afin de baliser les chemins de sa pensée en la matière. L’art de Borges est de nous égarer en nous aveuglant de l’éclat de son intelligence se reflétant dans les miroirs qu’il invente, avant d’éclairer notre trajet vers des conjectures nous faisant réfléchir à l’écriture de tous les possibles…