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dans le genre (littéraire), les femmes sont Fantastique (s)

Dans l’écriture de genre, la part des femmes dans le fantastique, le polar, la science-fiction, la fantasy, à défaut d’être prédominante est aujourd’hui déterminante. Loin des clivages sexistes et des statistiques ennuyeuses, Frédéric Barbas souligne la sensibilité, la profondeur, la singularité des femmes sorties de l’ombre au fil des décennies pour ajouter leur nom à la liste prestigieuse de leurs homologues masculins.

Les femmes et l’écriture de genre

La vague ou l’écume ?

Il est toujours intéressant de découvrir ce qu’une plume féminine apporte à un genre plus souvent représenté par ces messieurs, le fantastique en l’occurrence – et ses « sœurs » ou cousines éloignées que sont notamment la science-fiction et la fantasy. Bien sûr, de magnifiques figures de proue ont de tout temps sillonné cet océan d’imaginaire dans les profondeurs duquel des créatures effrayantes fréquentent les abysses de l’inconscient. Et n’attendent que l’inspiration des femmes pour remonter à la surface. En créant une vague ou en n’en étant que l’écume ? Nous allons voir ça.

Les morgues de papier

Plus vastement, je pense qu’il est bon de se questionner sur l’apport des femmes à une littérature marginale par son essence même, mais touchant tous les publics et générant des best-sellers à la pelle. Ce qui a pu être considéré comme un genre mineur fait à présent les beaux jours des éditeurs, et a propulsé des auteures en première page de magazines pas seulement spécialisés dans le milieu de l’écriture. L’occasion se présente de faire aussi un petit détour sur la présence des femmes dans le roman policier, autre genre propice à créer des sueurs froides et à peupler les morgues de papier.

Le soutien-gorge de la créature de Frankenstein

Avec une pionnière comme Mary Shelley brandissant un flambeau bardé d’électrodes repris par Ursula K. Le Guin puis transmis à Connie Willis (pour ne citer dans un premier temps que celles-là), s’il n’y eut pas à proprement parler de lame de fond, la féminité a toutefois réussi à bel et bien planter ses talons aiguilles dans le genre depuis de nombreuses années. Il me semble cependant que le talent de ces dames soit trop chichement relayé dans la sphère littéraire alors qu’il ne souffre aucunement de la comparaison avec celui de leurs confrères masculins. La société évolue certes favorablement dans la reconnaissance des accomplissements du beau sexe, qu’importe le domaine, mais force est d’admettre que le traitement réservé aux hommes et aux femmes n’est pas encore bonnet blanc et blancs bonnets. À se demander si le monstre de Shelley portait ou non un soutien-gorge.

Les femmes à la loupe

Femmes en quête d’enquêtes

Je peux me tromper, mais l’impression que ce qui a pu apparaître comme un large fossé creusé dans la littérature policière entre enquêtrices en dentelles et détectives en duffel-coat s’est peu à peu comblé. Il est vrai que la littérature noire a bénéficié assez tôt et très longtemps de l’aura  – plus d’un demi-siècle à partir de 1920 – de la Reine du crime, Agatha Christie, et de son légendaire détective belge Hercule Poirot, soit l’une des moustaches les plus célèbres au monde. Puis vint P.D. James dont l’œuvre, quoique plus modeste quantitativement, couvre près de 50 ans au cours desquels son héros Adam Dalgliesh devint un commissaire redouté des meurtriers. Pour l’anecdote, un jour où j’assistais à une conférence sur le roman policier, j’ai appris que la publication des romans de P.D. James fut un temps l’objet de réticences en France en raison des initiales de son prénom jugées trop équivoques. C’est pourtant mignon, Phillys Dorothy. Heureusement, la société a fait du chemin, depuis…

Des millions de petits nègres

Aujourd’hui, occupant depuis plus ou moins longtemps le devant de la scène, les Fred Vargas, Elizabeth George, Patricia Cornwell, Mo Hayder, Camilla Läckberg ou Asa Larsson imposent le respect avec leurs dizaines de millions de lecteurs à travers le monde. Patricia Highsmith et Mary Higgings Clark ont quant à elles posé des jalons aussi considérables qu’incontournables sur la piste de la criminalité littéraire. Peut-être faut-il voir dans l’appétence des lecteurs pour ces histoires un quotidien nourri de faits divers sanglants. Et par là un attrait « naturel » ayant permis l’émergence de voix nouvelles. Des femmes sachant décrypter les besoins actuels d’un lectorat très informé quant à l’évolution des pratiques policières et de la dimension psychologique des meurtriers. Les dix petits nègres d’Agatha Christie peuvent mourir en paix, la relève est assurée.

De la difficulté de pérenniser l’étrangeté

Un coup de baguette magique sur le berceau du fantastique

Je ne sache pas que l’équivalent existe dans le fantastique, bien que J.K. Rowling ait marqué de son empreinte la décennie allant de 1997 à 2007 grâce à la saga Harry Potter (1), avec le succès planétaire que les aventures du jeune sorcier entraînèrent. Lui succédant de 2009 à 2011, on doit à Suzanne Collins la trilogie Hunger games (2), plus orientée SF et qui, selon la formule consacrée, a connu un immense succès de librairie. Toutefois, peu de noms de romancières s’étant engouffrées dans ces larges brèches me viennent en tête. S’il existe bien un phénomène d’émulation, voire d’opportunisme éditorial, cela ne se traduit pas forcément  par l’apparition de figures emblématiques comme celles évoquées précédemment au sujet de la littérature policière.

Des comètes sans queue

Il y a certes eu des « coups d’éclat » avant ces deux phénomènes d’édition, des romans qui un temps ont fait grandement parler d’eux, Jonathan Strange & Mr Norrell (3) de Susanna Clarke, ou La servante écarlate (4)  de Margaret Atwood qui se rappelle ces temps-ci à notre bon souvenir grâce à son adaptation en série, par exemple. Mais il reste assez rare de voir des auteures de fantastique inscrire leur œuvre dans la durée ou créer un personnage récurrent avec un tel retentissement. Ces réussites majeures font un peu figure de comètes sans queue, laissant dans leur sillage un espace non pas vide, mais une constellation où on aimerait plus fréquemment voir briller  de telles étoiles.

La vérité des étagères

Par curiosité, j’ai cherché sur les étagères de ma bibliothèque abritant les romans de littérature fantastique – oui, c’est tout bien rangé, chez moi – combien elles recelaient d’auteures : une dizaine, pas plus. Ce n’est pas bien lourd, ramené à la bonne centaine de leurs homologues du sexe opposé. Sans avoir jamais excellé en algèbre, j’ose avancer que ça va chercher dans les 10% et des clopinettes. Ce pourcentage était à peu près en 1948 celui des femmes parmi les auteurs écrivant de la science-fiction et plus largement de la littérature de l’imaginaire, chiffre qui passa à près de 40% aux États-Unis en 1999. On dépasse de beaucoup le stade de la représentation symbolique, la place primordiale des femmes dans le genre n’étant plus sujet à discussions.

Trois femmes et un coup fin

Le brio du trio

Pour tenter de déterminer si une sensibilité particulière se dégage des écrits féminins, j’ai sélectionné trois auteures œuvrant dans le fantastique selon les critères suivants : j’aime beaucoup leurs univers, elles ont écrit des nouvelles, et j’ai au moins un de leurs recueils à portée de main. On voit comme j’ai procédé de manière scientifique. Il s’agit de Pat Cadigan, Anne Duguël et Shirley Jackson. Chacune dans leur style, elles proposent une offre fantastique très variée. Et, cela va sans dire, c’est un trio des plus talentueux. La délicatesse de leur écriture n’a d’égal que la finesse avec laquelle elles préparent leur coup pour surprendre leurs lecteurs.

Différentes visions

Mon approche concernant leur écriture ne s’est pas basée sur des a priori quant à leurs capacité à mieux appréhender certains sujets que les hommes, voire que ces derniers seraient incapables de les traiter pertinemment.  Dans mon esprit, les visions que femmes et hommes ont du fantastique peuvent être différentes sans être opposées, et similaires sans se rejoindre. Un exemple simple : comme argument ou point d’ancrage d’une nouvelle, une femme est-elle plus apte à parler de la ménopause qu’un homme ? Un homme peut en connaître jusqu’à la plus intime des manifestations en se documentant, quand cela s’enrichira d’un côté viscéral sous la plume d’une femme, inaccessible à la conscience de ce même homme. Ils aborderont donc un thème identique avec une vibration personnelle et une pensée empruntant autant à l’acquis qu’à l’inné.

Les hormones de l’inspiration

C’est en tout cas ce que j’ai ressenti dans la nouvelle Âge de cendre, où Anne Duguël décrit des bouffées de chaleur qui trouveront leur raison d’être ailleurs que dans un trouble hormonal : « Ça commence par les pieds, et ça monte. Langues vermeilles progressant par petites touches brûlantes le long des chevilles, des jambes, puis plus haut. Bientôt, le corps entier s’embrasera. » (5). Je ne dis pas qu’un auteur masculin n’aurait pas pu écrire ceci. Mais que les mots d’une femme, jailli d’un vécu, s’articuleraient différemment dans la bouche d’un homme n’ayant pas mâché cette expérience. Ni mieux ni moins bien, je le répète : différemment.

Des mots de femmes

Ces mots donnant une seconde jeunesse à la vieillesse

Dans cette nouvelle qui fait s’interroger l’héroïne sur la jeunesse qui se dérobe, il y a un magnifique portrait de la vieillesse en train de prendre ses quartiers : « La pommette, toujours impertinente, révèle chaque jour davantage l’ossature sur laquelle le derme, imperceptiblement, se plaque. Poupine à vingt ans, la joue perd de son volume, se creuse. C’est encore élégant – bien des visages sur le retour revêtent une acuité féline proprement admirable – mais pour combien de temps ? La sculpture évolue, et une fois dépassé le stade du séduisant ascétisme, glisse vers le parcheminement. (5) » Imparable.

Qui va à la chasse trouve sa place

S’il n’est nullement certain qu’il y ait une modification significative de la forme selon le sexe de l’auteur, bien que je pense que ce soit souvent le cas, le fond, lui, peut par une ancienne distribution des rôles dans la société – ancienne mais dont on contemple encore les vestiges –en être altéré. Sans généraliser, mais en se fondant sur des faits, on peut penser qu’un homme sera plus à même de décrire une partie de chasse qu’une femme… tout en ayant à l’esprit les merveilleux mots de Karen Blixen pour ce qu’on pourrait considérer comme une philosophie de la chasse, voire son âme, et jusqu’où elle s’étend :

« L’art de marcher lentement, sans mouvement brusque, sans bruit, est un art que le chasseur, autant que le chasseur d’images, doit acquérir. Les chasseurs ne peuvent s’en rapporter à l’inspiration, ils doivent tenir compte du vent, des teintes et des odeurs du pays. Ils doivent en découvrir le rythme, s’y plier. Un mouvement nécessite parfois des essais réitérés ; il n’est pour arriver que de persévérer.

Lorsque vous avez, à la chasse, appris le rythme de l’Afrique, vous vous rendez compte que ce rythme gouverne toute la vie africaine, quelles que soient ses manifestations. (6) »    

L’Afrique gothique

Je rappelle, au cas où on craindrait que je m’éloigne de mon sujet, que l’œuvre de Karen Blixen est pour une part vampirisée par « La ferme africaine », dont ce passage est extrait, alors qu’elle s’est illustrée dans le registre fantastique et fut reconnue pour sa contribution à un genre où elle prit toute sa place avec notamment Sept contes gothiques (7). J’ai aussi cité l’auteure danoise afin que chacun ait en tête qu’il existera toujours un contre-exemple pour s’opposer à un point de vue global sans que ce dernier en devienne contestable.

Le tango des écrivains

Le tardif mélange des suaires

Ainsi en va-t-il des scènes de chasse comme de tout ce qu’on rattache « instinctivement », ou « mécaniquement » selon des valeurs, des modèles ou des traditions souvent dépassés, à l’homme plus qu’à la femme, et inversement. Il y a donc des distinctions qui s’opèrent à notre insu, faussant quelque peu notre regard préparé à ce qu’il existe une case pour chaque chose, l’association littérature fantastique/femme revenant inconsciemment chez certains à loger un carré dans un rond. S’il est maintenant acté que la littérature féminine de l’étrange enlace étroitement son partenaire masculin dans un parfait tango, le mélange des suaires ne s’est effectué que très récemment au regard du nombre de siècles s’étant écoulés depuis qu’un fantôme a poussé son premier houhou.

Les femmes de mèche avec les hommes pour rafraîchir un genre

C’est peut-être pourquoi il est possible de remarquer une fraîcheur de ton chez les femmes s’emparant sur le tard de thèmes et de peurs, de codes et de monstres, de rêves et de frontières que d’aucuns pensaient « réservés » à la gent masculine. Même si ces messieurs n’ont jamais eu de cesse de révolutionner le genre à travers les époques, une voix qui s’est tue pendant longtemps peut se révéler originale quand enfin elle s’exprime. Ce ne sont pas tant la façon dont les cauchemars et les fantasmagories se renouvellent qui importe que la manière dont on les raconte. Et à ce titre, une femme qui parle vaut deux hommes qui écoutent ©, n’oubliez jamais cette merveilleuse sentence nonsensique que je viens d’inventer et dont je m’empresse d’aller déposer le copyright.

Shirley Jackson, ou quand la mort est une loterie

Shirley Jackson est morte avant la cinquantaine au seuil d’une œuvre dont il est impossible de dire toute l’importance qu’elle aurait pu avoir pour le genre si elle n’avait pas connu le plus brutal des arrêts. En l’état, elle compte des œuvres marquantes, pour ne pas dire majeures, que ce soit dans le fantastique ou le roman policier. Dans la charpente de la littérature de genre, on lui doit quelques solives que sont ces nouvelles, quand ce ne sont pas des maîtresses poutres que représentent ses romans. Je n’ai pas encore lu La maison hantée (8), livre salué avec enthousiasme par un Stephen King le considérant même comme « meilleur roman fantastique de ces cents dernières années. » On se calme, Steve. Mais si tu le dis, il doit bien y avoir un fond de vérité.

Vous ne l’aviez pas vu venir ?

Attention, un auteur peut en cacher un(e) autre

En revanche, je possède le recueil de nouvelles La loterie (9). J’ignore s’il survivra à l’épreuve d’un siècle, mais il est si subtil dans son approche des dérangements du quotidien qu’on y respire la fragrance d’une finesse parfois absente chez des littérateurs au style plus bodybuildé. J’ai été séduit par The villager, La loterie ou Charles, des nouvelles révélant une pensée cristalline dans des histoires où l’inquiétude s’invite plus souvent qu’à son tour. Ah, au fait, je n’ai pas parlé tout à fait innocemment de Monsieur King, plus avant ; c’était dans l’idée de glisser qu’il existe aussi une Madame King dont la qualité de l’œuvre, si elle n’a pas la résonnance de celle de son mari (pour être honnête, peu l’ont, hommes et femmes confondus), lui a permis de se faire un prénom : Tabitha. Dans les genres qui nous intéressent ici, bien entendu.

Pat Cadigan, une averse de mots

Difficile d’échapper à la prose hypnotique de Pat Cadigan et à l’intelligence qu’elle contient lorsqu’elle s’exprime dans une nouvelle comme Les garçons sous la pluie (10), titre de ce recueil. Camper une femme en plein délire – à moins que tout ne soit réel – avec une virtuosité telle qu’elle entretient durablement le doute n’est pas une mince affaire. Rendre une femme forte par ses incertitudes et faible dans ce que son quotidien absorbe d’habitudes est une autre prouesse. C’est l’un des tours de force de ce texte, faire s’amplifier le surnaturel au contact de la routine, et qu’un portrait de femme s’en dégage, pas indemne, non épargnée (on comprendra cette négation en lisant la nouvelle) par ce qui se déroule derrière le fragile barrage d’une vitre rendue froide par la pluie qui s’y abat. Le rôle de l’homme, comblé de ce qu’il est ou pense être entre deux ronflements, est plus exposé à la légèreté d’un regard qu’à la lourdeur d’une charge féministe. Chacun a tort et raison dans ce duo où la vie s’exprime comme elle peut. Et par la fenêtre, tandis que ce couple ruisselle d’ennui, on voit s’agiter des garçons sous la pluie, dans une de ces fins qu’on n’avait pas vu venir…

Livres cités dans cet article

(1) Harry Potter tome 1 à 7, de J.K. Rowling, aux Éditions Gallimard.
(2) Hunger games, de Suzanne Collins, aux Éditions Pocket Jeunesse.
(3) Jonathan Strange & Mr Norrell, de Susanna Clarke, aux Éditions Robert Laffont.
(4) La servante écarlate, de Margaret Atwood, aux Éditions Robert Laffont.
(5) Le chien qui rit, d’Anne Duguël, aux Éditions Denoël.
(6) La ferme africaine, de Karen Blixen, aux Éditions Gallimard.
(7) Sept contes gothiques, de Karen Blixen, aux Éditions Le Livre de Poche.
(8) La maison hantée, de Shirley Jackson, aux Éditions Rivages/Noir.
(9) La loterie, de Shirley Jackson, aux Éditions Pocket.=
(10) Les garçons sous la pluie, de Pat Cadigan, aux Éditions Denoël.

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