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Frédéric Dard – ce savant fou du langage – 1 –

Ces écrivains qui se sont démarqués par l’humour et l’originalité

Frédéric Dard, l’un des savants fous du langage, a su créer un style très personnel. Cet article passe en revue quelques unes de ses richesses stylistiques

Les savants fous du langage

Vous avez déjà entendu cette phrase des centaines de fois : « On dirait du… », et l’auteur cité ensuite a valeur de référence. Mais comment est-il parvenu à acquérir ce statut ? Nous avons tous accès aux mêmes mots, aussi nous revient-il de leur donner un éclat particulier en osant des tournures peu orthodoxes. Il y a dans la littérature française de merveilleux bricoleurs de vocabulaire, des savants fous du langage. Les auteurs étrangers ayant franchi nos frontières avec un passeport lexical dûment estampillé du sceau de l’inventivité sont tout autant savoureux.

Un voyage par mots et merveilles

Je vous invite à vous embarquer au fil des mois à la découverte de quelques-uns d’entre eux, si jamais parmi ceux-là certains ont échappé à vos lectures. Il y aura forcément à travers ces écritures singulières matière à enrichir la vôtre, par l’appropriation d’un procédé original accommodé à votre sauce ou en ayant l’esprit stimulé par la volonté de ces auteurs d’exprimer leur différence littéraire. Si pour diverses raisons tout n’est pas « récupérable » chez ces écrivains atypiques, je crois à la force de l’émulation née du défi qu’ils nous lancent au niveau de la créativité. Frédéric Dard ouvre le bal, et avec lui, on ne sait jamais ce que les valses deviennent !

Frédéric Dard, le vert non académique

Frédéric Dard est le père d’une littérature qui a dû faire frémir plus d’un sociétaire de l’Académie française par la verdeur de son langage. D’ailleurs, il ne se privait pas d’égratigner les Immortels quand la fantaisie lui en prenait. Mais s’il a tant lézardé la Coupole de sa verve ravageuse, il y comptait malgré tout quelques admirateurs, et, mieux, des amis (1). Son intelligence et sa culture ne souffraient pas de la comparaison avec celles de certains porteurs de l’habit vert, sous ses dehors d’écrivain de gare. Il se félicitait d’ailleurs qu’on le désigne ainsi : un auteur accessible, à portée de main quand on va prendre un train. Tout en s’étant rêvé digne de la Pléiade, c’est sur un Fleuve noir qu’on l’aura vu longuement naviguer.

Ça ne langage que lui

Dans le domaine du détournement de sens, de l’à-peu-près, de la dinguerie verbale, des trouvailles réjouissantes, du hors-piste textuel, il demeure un des piliers de la langue de Rabelais dont il aimait se réclamer tout comme de Céline, « le patron » qui l’a « propulsé mentalement » (3). Précisons si besoin est qu’il a fréquenté assidument par œuvre interposée l’auteur de Voyage au bout de la nuit sans jamais épouser ses idées les plus abjectes. Les phrases et expressions qui suivent ont parcouru les années sans prendre une ride, creusant plutôt celles provoquées par le rire et accentuant celle du lion par le froncement de sourcils méditatif dû aux pensées qui interpellent.

« N’aie pas peur : un jour je deviendrai maigre et poli, parce que mort et silencieux. » À prendre ou à lécher

« C’est donc que vous avez comme je m’en gaffais une diarrhée de lapin à la place du cerveau. » (une phrase parmi d’autres à l’adresse de son lectorat !) Le loup habillé en grand-mère

« Le néologisme, c’est la langue qui fait ses besoins. » Les con (l’absence de « s » est expliquée en quatrième de couverture par une pirouette dont Dard avait le secret : « Et si ce titre te paraît singulier, lis le livre pour t’en faire un pluriel ! »).

« Sa tête ressemble à une cour de récréation : les idées galopent dans tous les sens. » Des gueules d’enterrement

Bande d’évidés du tronc, je vous aime !

Drôle d’écrivain qui lance à son lecteur, entre autres amabilités, qu’il a de la diarrhée de lapin entre les oreilles ! En vérité, ceux qui apprécient Dard attendent pour ainsi dire l’instant où, rompant comme souvent le fil de son récit, l’auteur va endosser son rôle d’homme prompt à rabrouer son prochain. C’est compris dans le tarif. Comme font partie du contrat les moments, plus rares peut-être, où il avoue à ce même lecteur, presque sur le ton de la confidence, la tendresse qu’il éprouve pour lui. Au-delà de ce qu’on peut considérer comme un procédé littéraire, cette façon d’établir un lien privilégié basé sur la familiarité possède des accents de sincérité expliquant pour une part l’attachement que ses lecteurs portent à Dard.

Dix entrées tirées du Dictionnaire San-Antonio 

Tiroir à bêtises (un) : oreille.

Cyclope à col roulé (le) : pénis.

Gazouiller du geste : avoir des mouvements précieux.

Passoire à mensonges (une) : bouche.

Somptueugénaire (un) : vieillard magnifique.

Salle-à-rien-manger (une) : salle à manger d’un établissement de cure diététique.

Bivouaquer dans le flou : rester perplexe un certain temps.

Sirop de bavardage : sérum de vérité.

Bénitier de Satan (le) : vagin. 

Zigzaguer des lampions : ne plus savoir où donner de l’œil.

La pertinence de l’inattendu chez Frédéric Dard

Ce qu’il y a de saisissant dans ces expressions semblant jaillir de nulle part, hormis leur caractère comique ou drolatique, c’est la logique indubitable s’en dégageant. Il y a quelque chose de tellement évident dans la façon dont sont constitués ces assemblages qu’ils finissent par s’imposer à notre esprit avec l’autorité de ce qui est frappant. Tout ce qui saute aux yeux pouvant rayer le verre des lunettes ou irriter la cornée, il faut parfois un temps d’adaptation avant d’avoir une vision nette de ce à quoi Frédéric Dard fait allusion. Cependant, dès que le déclic s’opère, tout s’éclaire dans notre cerveau grâce au fantastique éclat de la nouveauté.

Rappelez-moi votre nom ?

Les noms des personnages constituant l’univers de San-Antonio valent à eux seuls le coup de périscope, comme l’aurait dit ce cher commissaire. Nul besoin d’en dresser une liste à rallonge pour s’apercevoir du sérieux de l’entreprise : c’est un domaine dans lequel Dard s’en est donné à cœur joie, ne reculant devant rien pour arracher un sourire à son lecteur. J’ai une fois encore recouru au Dictionnaire San-Antonio dont les auteurs ont eu le courage de se livrer à ce monumental recensement rigolard :

Aigime (Jules) : patron de l’hôtel « Du Danube et du Calvados réunis ».

François Truffaut a dû apprécier l’hommage !

Borïgm (Borg) : assassin sadique suédois.

On en roterait d’effroi !

Haggravente (Sir Constence) : Ecossais, meilleur ami de Sir Concy

N’agrafez pas votre cas en disant que ça vous la coupe !

Paldir (José) : pêcheur à Cuho.

J’allais vous en parler !

Tous les autres patronymes sont à lavement, comme l’aurait exprimé Alexandre-Benoît Bérurier. D’ailleurs, dans ce même dictionnaire sont répertoriés tous les surnoms de ce dernier, plus fidèle ami de San-Antonio, soit plus de quatre pages ! En voici, pour clôturer le sujet en ce qui me concerne, quelques-uns : l’Abominable Homme des Bistrots, Sa Béatitude, Bigpaf, le Chevalier Paillard, le Gros Moulin à Conneries, le Morceleur de Mâchoires, Sa Plantureuse Idiotie, etc.

On doit lire San-Antonio à plus d’un titre

Les titres des San-Antonio annoncent la couleur : on n’est pas chez Proust ni chez Flaubert. Dard prévient ainsi le lecteur souhaitant s’aventurer au-delà de la couverture qu’elle n’abrite pas toujours des trésors de finesse, bien que ce cher Frédéric soit évidemment en mesure de faire montre d’une véritable hauteur littéraire. Ce dont il ne se prive pas. Il ne faut donc pas craindre que sous un Entre la vie et la morgue, un Un os dans la noce,  un Mon culte sur la commode ou un Baise-ball à la Baule ne se dissimule qu’un fatras de vulgarités. Ces titres, derrière l’outrance et la gaudriole, recèlent des passages sublimes et des phrases virtuoses.

Quand Dard pique plus qu’il ne chatouille

L’empreinte hilarante de Frédéric Dard est telle qu’on oublierait presque que tournant le dos à l’humour, ses livres autres que les San-Antonio peuvent être traversés d’une réelle noirceur. Ce qu’on perd en facéties et en gouaille jubilatoire dans ses Romans de la nuit (2), on le gagne en suivant la trajectoire tendue, implacable de sa pensée. Là où tout était prétexte à rire ne subsiste au mieux que la froide ironie d’un destin tragique. Les intrigues resserrées hors de tout délaiement sont aussi percutantes qu’un bourre-pif asséné par Bérurier. À lire évidemment afin d’ajouter une pièce essentielle au puzzle complexe du portrait de Dard…

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