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Kazuo Ishiguro, le compositeur des sentiments

Photo credit : Tulsa City-County Library on Visualhunt / CC BY-NC-ND 75c53a20

Du prestige de son roman Les vestiges du jour à son recueil de nouvelles Nocturnes, Kazuo Ishiguro, prix Nobel de Littérature, continue à nous enchanter de bien des manières.

Note de l’auteur de cet article

Dans ma vie de lecteur, Ishiguro m’est apparu sur le tard, voici une douzaine d’années, peut-être quinze. Il me semble me rappeler que je suis venu à lui, ou lui à moi, grâce au film Les vestiges du jour (1) qui me donna envie de découvrir le livre dont il est l’adaptation. Un long métrage magnifique contient rarement une déception de papier, contrairement au passage des pages d’un roman au grand écran. Déçu, je fus donc bien loin de l’être en découvrant cet écrivain prestigieux. Ayant déjà évoqué ce roman dans d’autres articles, je ne reviendrai pas beaucoup dessus, mais plutôt sur le seul recueil de nouvelles à ce jour de son auteur, Nocturnes – Cinq nouvelles de musique au crépuscule (2). Néanmoins, sa page Wikipédia mentionne d’autres nouvelles écrites entre 1980 et 2001, quatre en tout, une seule d’entre elles semblant avoir été traduite en français (3).

Kazuo Ishiguro ou le compositeur des sentiments

Dans l’attente du la

Avec Nocturnes, Ishiguro compose les portraits de personnages étant souvent dans une position d’attente, sur le point de voir un projet aux allures de dernière chance se réaliser. Être à un tournant de leur parcours les plonge dans les situations les plus singulières, et par des chemins tant étranges que sinueux, Ishiguro sait parfaitement nous mener en bateau, plus précisément en gondole dans Crooner, qui ouvre le bal. Ce texte définit en quelque sorte ce que va être le ton d’ensemble de Nocturnes – je devrais plutôt dire qu’il donne le la, les héros de ce recueil entretenant un rapport souvent étroit avec la musique.

La mélodie des rencontres, la symphonie des retrouvailles

Crooner cumule deux aspects majeurs des thèmes abordés dans les textes qu’il précède, les rencontres et les retrouvailles. Ces deux partitions principales sont mises en musique durant près de 250 pages au son de la guitare et du violoncelle en passant par le saxophone grâce auxquels l’auteur s’évertue à mettre en lumière la disharmonie des sentiments. Dès les premières lignes, il nous prépare à la fausse note, retardant l’instant où l’on va s’attrister de subtils désaccords.

La musicalité des émotions

Quand dans Crooner surgit au cœur de la nuit vénitienne la plus poignante des aubades, Advienne que pourra nous offre après un long passage drôle et délirant une danse dont on redoute qu’avec elle s’achève l’illusion de goûter de nouveau des plaisirs disparus. Quant au couple vieillissant s’aventurant dans Les collines de Malvern, qui sait quelle part de ce qu’ils ont voulu être, ou de ce qu’ils ont été, s’incarne dans ce guitariste jouant à flanc de colline ?

La nouvelle Nocturne, inattendu écho à Crooner, en constitue un prolongement assez baroque, ne cessant de surprendre par ce que deux adultes fatigués conservent de magie enfantine. Ses deux héros presque dénués de traits véhiculent davantage d’émotions que le plus expressif des visages. Violoncellistes, qui nous ramène sur la piazza où tout a commencé, est le dernier coup d’archet plaqué par Kazuo Ishiguro sur les cordes fragiles qu’il aura tendues au fil des pages.

Kazuo Ishiguro ou le narrateur discret

L’effacement des règles du Je

Bien que ces cinq nouvelles soient rédigées à la première personne, à l’instar de tous ses romans hormis Le géant enfoui, cela ne confère pas à l’écriture d’Ishiguro ce côté à la fois intrusif et empathique pouvant se rattacher à ce procédé narratif. Au contraire, son style est comme à son habitude marqué par une forme de retenue rappelant, j’y reviens une dernière fois, celle dont fait preuve le majordome Stevens dans Les vestiges du jour. D’une certaine manière, Ishiguro donne parfois l’impression de ne pas vouloir déranger ses personnages afin de leur offrir le plus de latitude pour exister par eux-mêmes, si l’on peut dire, mais en toute discrétion. Non pas qu’ils n’affichent pas une remarquable présence – à aucun moment leur profondeur n’a à en pâtir –, mais ils s’imposent sans brusquer le lecteur.

Ces personnages qui viennent de loin

C’est ainsi qu’après une ou deux pages, ils nous apparaissent avec la simplicité d’une évidence. Peut-être parce qu’ils viennent de loin, leurs racines plongeant dans une époque révolue à laquelle Kazuo Ishiguro est attaché. Sans doute ont-ils déjà accompli un long chemin dans l’esprit de l’écrivain avant qu’il ne nous les présente. Ils sont complets même si l’histoire dans laquelle ils évoluent sous-entend qu’il leur manque quelque chose. Qu’ils piaffent d’impatience aux portes d’un accomplissement ou se sentent las quand leur moment de gloire s’achève, ils sont toujours fragilisés par des doutes nés de l’expectative. Ce sont leurs faiblesses que Nocturnes expose, mais aussi la façon dont ils luttent contre elles, et comment cela entretient leurs espoirs ou les anéantit.

La politesse du narrateur

Ces destinées qu’Ishiguro s’ingénie à rendre incertaines sont dictées par le rapprochement doux-amer de personnages décalés. L’auteur adopte ainsi ce ton poli qu’emploierait quelqu’un qui sans vouloir vous importuner vous entretiendrez d’un détail qui le chiffonne. Et des motifs de contrariété, l’existence en fournit son lot pour les personnages s’animant sous la plume de l’auteur britannique (4). L’amour s’épuise, l’amitié tangue, les non-dits se gonflent de rancœur, le passé agace le présent des renoncements qu’il révèle, et les confidences ont souvent des reflets nostalgiques. Lorsqu’un prix Nobel de littérature (5) traite ces thèmes universels, il va de soi que son regard est rarement redondant par rapport à ce qui a déjà été écrit. L’originalité avec laquelle il observe les rapports humains altérés par des histoires personnelles qui s’entrechoquent est un délice.

Kazuo Ishiguro ou la littérature du chef d’orchestre

L’improvisation des souvenirs

Dans Crooner, Tony Gardner – le chanteur de charme du titre – fait dans un café de Venise la connaissance du narrateur-guitariste dont la mère était une de ses admiratrices. Ishiguro parvient à transcender ce point de départ assez classique en faisant se nouer les souvenirs de chacun jusqu’à ce qu’un moment d’une intimité triste et magique jaillisse de cette rencontre inorganisée. Comme les autres nouvelles de ce recueil, Crooner est un modèle d’ajustement des sentiments, qu’ils s’opposent ou se rejoignent, le talent de l’auteur consistant chaque fois à établir une cohérence entre ce que ressentent ses personnages à l’instant où leurs vies se confrontent.

Des mensonges bas de gamme

Avec Advienne que pourra, il n’y a rien de fortuit dans le rassemblement de trois amis supposés se soutenir, mais une fois écaillé le vernis des faux prétextes, on comprend qu’aucun d’entre eux n’avait envisagé en profondeur la moindre conséquence de ces retrouvailles. Sur fond de vieux morceaux de jazz se dessinent des demi-mensonges dont les traits s’estompent quand une révélation tente de les gommer. Si les dernières lignes dégagent une mélancolie inquiète, de nombreux passages proposent de véritables pièges à zygomatiques tant s’y exerce l’humour aux limites du burlesque dans lequel Ishiguro excelle.

Les derniers soupirs d’une relation

S’envolant entre Les Collines de Malvern, les notes de musique et la belle voix du narrateur peinent à ressouder les jointures d’un couple de touristes semblant en cours de dislocation. Sans qu’une facticité des sentiments soit à l’œuvre, les époux se mentent plus à eux-mêmes que l’un à l’autre sous l’œil du musicien vivant lui aussi une période compliquée. Là encore, le lecteur sentira un enchevêtrement émotif se resserrer autour de lui. Il s’en extirpera tant bien que mal en ayant le sentiment – justifié –  qu’Ishiguro à l’art de rendre les apparences trompeuses.

La fugue des ambitions

Nocturne pourrait n’être que l’histoire d’un « loser laid », comme le désigne Ishiguro par le biais du jugement qu’un manager porte sur le saxophoniste talentueux qu’il a pris sous son aile et dont la carrière végète. Un musicien doué au physique difficile réduit à répéter dans ce qui n’est guère plus qu’un placard capitonné de boîte d’œufs afin de ne pas déranger les voisins. Mais bien entendu, Nocturne est loin de n’être que ça. C’est un rêve éveillé où flottent des ambitions sous gaze, des opportunités brumeuses et des fugues comme des jeux dont les règles échappent aux nuiteux. Une épatante tranche de vie hors du monde.

La réorchestration de la réalité

Violoncellistes est la parfaite illustration, pour ne pas dire la confirmation, du savoir-faire d’Ishiguro en matière d’escamotage de la réalité. Ses romans nous ont déjà valu un ou deux fantômes. Ici, ce qu’on tenait pour vrai s’évapore avec délicatesse, et une fois cet écran de fumée dissipé on découvre une vérité plus forte que ce à quoi notre esprit avait cru. Si cette prestidigitation intellectuelle requiert l’ensemble des gestes de l’écriture, outre qu’il les maîtrise tous, cette nouvelle m’incite une fois encore à penser que Kazuo Ishiguro a dû en inventer de nouveaux pour mieux nous enchanter…

Notes, références de l’article

  • Les vestiges du jour, Kazuo Ishiguro, Éditions 10/18.
  •  Nocturnes, Cinq nouvelles de musique au crépuscule, Kazuo Ishiguro, Éditions des Deux Terres.
  • https://fr.wikipedia.org/wiki/Kazuo_Ishiguro
  • Kazuo Ishiguro, né à Nagasaki mais résidant en Grande-Bretagne depuis l’âge de cinq ans, est essentiellement considéré par les Japonais comme un écrivain britannique. Preuve en est que ses livres paraissent au Japon sous la forme occidentale de son nom, et non pas « à la japonaise » qui serait Ishiguro Kazuo.
  • Il lui a été décerné en 2017, s’ajoutant à de nombreuses autres distinctions prestigieuses récoltées tout au long de sa carrière.

Kazuo Ishiguro : Son discours lors de la reprise du pri Nobel de littérature (2017)

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